Par Jean-Jacques Wunenburger, Professeur de philosophie émérite

L’épidémie mondiale du coronavirus a braqué le projecteur social sur les maladies et les soins, en particulier à l’hôpital, remettant au premier plan l’importance et les ambiguïtés des questions d’éthique du soin, en temps d’urgence. Mais les changements radicaux imposés par la méthode du confinement social, par les dysfonctionnements gestionnaires, par les tensions vives entre logiques thérapeutiques, etc., ont plus globalement intensifié des expressions, représentations, jugements, sensibilisés aux évaluations selon le bien et le mal de ce qui arrive. Depuis longtemps nos sociétés n’avaient connu une telle demande de moralité et d’éthique (termes qu’on gagnerait à utiliser de manière complémentaires), révélant au passage les liens profonds entre bien et mal, vrai et faux, beau et laid. En ces moments déstabilisants, la moralité s’applique de plus en plus aussi au vrai et au faux (les fake news et le mensonge relèvent aussi d’un manquement moral), et même à ce qui est beau et sublime (recul de la pollution de la nature, beauté des gestes altruistes, etc). L’évaluation morale envahit nos consciences, confrontées aux dangers, aux peurs, aux incertitudes, etc. En même temps la conscience de la valeur de la vie, à mesure qu’elle s’étend et s’intensifie, révèle aussi combien elle est inséparable d’émotions, d’affects, d’imaginaires, de croyances, lui enlevant sa dimension purement cognitive, réflexive, discursive, qu’on a peut-être excessivement mise en avant en éthique. Cette complexité de la vie morale touche aussi bien les vertus que les vices, autant la redécouverte des potentialités de l’humanité la plus noble que les pentes glissantes vers des arrangements pratiques, des compromis de fortune dont ne devrions pas tirer gloire. Sous quelles formes le paysage de la moralité change-t-il au cours de cette expérience sociétale inédite ? Comment le meilleur et le pire se manifestent-ils dans nos nouvelles formes de vies suspendues au potentiel morbide d’un virus ?

1-L’épidémie provoque d’abord un sursaut de vertus nées de l’irruption d’une catastrophe (contagion massive, enfermement à domicile de la moitié de l’humanité, mortalité brutale et spectaculaire, surtout pour les aînés, gardiens du transgénérationnel). L’épidémie remet au centre de nos préoccupations la valeur de la vie, de la conservation de la vie, de la « vie nue » (au sens de G. Agamben), à laquelle nous sommes prêts à sacrifier beaucoup de nos attachements immédiats. Si un courant dominant a eu tendance à combattre le mode de pensée de sacralisation de la vie, laissée aux traditions religieuses, il doit bien prendre acte en ce moment de l’attachement instinctuel des humains à la vie et même à la survie, menacée par l’agressivité du virus, qui n’est même pas un vivant… Si la question du caractère déraisonnable de l’acharnement thérapeutique a occupé récemment les esprits et a amené à donner la priorité aux choix rendant possible une « bonne vie », il semble bien que la vie redevienne un bien absolu, par crainte de la mort subite et surtout de la « mauvaise » mort. La question de la « mort digne » va sans doute être à reprendre une fois passé le drame qui nous sidère. Depuis longtemps la valeur de la vie (questionnée déjà à sa naissance), n’a pas connu une telle irruption en fin de vie, face à la perte de maîtrise de la mort foudroyante.

2-L’épidémie redonne ensuite de la place et du sens à l’oikos ancien, au domestique, avec ses valeurs du « chez soi », de la famille, de la maison, du foyer. Alors que les manuels de morale évoquaient, dans la première moitié du XXème siècle, la famille comme première sphère de moralité, de mise en œuvre de devoirs, la cellule familiale s’est vue effacée progressivement, en Occident du moins, au profit des seules valeurs de la liberté individuelle, du moi narcissique (au sens de Lasch), confrontée à la seule sphère publique de la citoyenneté. La suspension obligatoire de la vie sociale est sans doute en train de faire redécouvrir la dimension protectrice de la famille (quelle que soit sa structure, traditionnelle, recomposée, etc.) et de son habitat, en en faisant un socle de sécurité, d’attachement, de valeur. Ce changement de perspective, qui ne sera peut-être pas accidentel ni éphémère, n’a sans doute pas fini de nous interroger sur ses sources, ses formes, ses conséquences.

3-L’acceptation massive des mesures de restriction des libertés repose sur un souci du bien commun, de la solidarité, de l’altruisme, en se démarquant des conduites égoïstes, inciviques, cyniques. La légitimité du confinement, plus ou moins intériorisée selon telle ou telle population nationale, devient une valeur qui souffre peu de discussion. Nos sociétés imprégnées depuis des lustres par l’affirmation de soi, l’individualisme, la compétition, réapprennent soudainement les bienfaits de l’entraide, de la solidarité, de l’intérêt général, du bien commun. Même si ces valeurs acceptées et revendiquées peuvent sans doute être mêlées de peur, de pragmatisme, de calculs, il est admis massivement qu’elles sont bénéfiques et justes. Est-ce un accommodement raisonnable fragile ou une opportunité imprévue pour repenser nos hiérarchies de valeurs ? 

4-L’épidémie donne l’occasion d’une redécouverte de valeurs de sacrifice, voire d’héroïsme, illustrée par les personnels de santé, qui constituent une sorte de concentré de la cité qui combat le mal (en blouses blanches), rappelant la vertu des « gardiens » de la République de Platon, dépeints comme le prototype du courage, de la science et de la tempérance. Pour les anciens Grecs, entre ceux qui travaillent et ceux qui gouvernent, les gardiens (en grec phylax, soldat, d’où vient prophylaxie) -mués aujourd’hui en guerriers en blanc sans armes- garantissent la sécurité de la polis pour qu’y règnent le bien et le juste.  L’admiration morale à leur égard se mêle d’un imaginaire héroïque (auxquels on accorde un « triomphe » sur les balcons), jusqu’alors activé surtout dans l’imaginaire mythique des films et des séries, mais qui actuellement trouve à s’incarner dans une communauté sociale de soignants. Que signifie cette redécouverte d’un héroïsme moral ? S’agit-il d’une compensation émotionnelle ou d’une reconfiguration morale en profondeur ?

5-Mais au delà de ces expressions éthiques évidentes et remarquables, qui témoignent d’une confiance en l’humanité retrouvée, on ne peut se détourner des signes d’un versant plus noir de l’éthique, puisqu’on voit se développer, et être tolérées, des formes de réactions, de déviances, de vices, qu’on avait pensé éradiquées dans les sociétés policées, adonnées au respect des droits de l’homme.

Il est à craindre d’abord que cette quête de protection de la vie se développe sur fond de peurs, de défiances, qui encouragent aux réponses les plus hâtives, égocentrées, faibles. Si la peur peut être parfois bonne conseillère de l’éthique (comme le soutient Hans Jonas, qui a avancé le mérite de la peur de l’avenir pour sensibiliser aux choix éthiques, comme l’illustre la pensée écologiste), en anticipant les conséquences désastreuses d’un choix actuel irresponsable, ne peut-elle pas aussi, à l’inverse, encourager le repli sur soi, l’égoïsme, le sauve-qui-peut ? Pour certains une épidémie de peur ne serait-elle pas plus nocive à terme que l’épidémie virale ?

La voie de la contamination invisible du virus peut laisser, entre autres, libre cours à l’imagination quant aux causes du mal. Il devient tentant de stigmatiser telle ou telle population comme porteuse du mal et contagieuse, réveillant la logique du bouc émissaire, si fréquente dans les épidémies passées. Virus chinois, maladie de blancs en Afrique, de riches au Brésil, l’inventaire n’est pas clos, sont des clichés qui font porter dès lors la faute, moins à la nature ou à des décideurs ignorants ou aveuglés, qu’à des groupes sociaux suspects, attisant xénophobie et racisme. Comment éviter, à nouveau, cette montée de stéréotypes générateurs de violences ?

La prophylaxie, qui instaure des distanciations sociales, véhicule un changement de proxémie (science des bonnes distances, des normes d’interactions, selon Ed. Hall). Si l’éthique est sans doute transcendante dans ses énoncés aux comportements, ces nouvelles régulations des rapports entre corps (aussi variés que les rituels de la retenue chinoise ou les embrassades chaleureuses des Brésiliens), ne peuvent-elles faire craindre qu’une accoutumance à la suspicion d’autrui ne conduise à provoquer à la longue une méfiance, un raidissement des rapports intersubjectifs, pouvant aller jusqu’à une insensibilisation de l’altruisme ?

Le confinement a conduit à une privatisation des pratiques spirituelles et religieuses, voire à leur raréfaction, mettant fin entre autres aux rassemblements de communautés (lourdement impliquées parfois dans la propagation initiale du virus). Cette occultation apparait comme douloureuse dans les situations de fin de vie, d’obsèques et de deuil, et risquent de laisser des traumatismes profonds dans la mémoire des survivants. En cautionnant ainsi cette mise entre parenthèses des besoins spirituels, ne sommes-nous pas en train de porter atteinte aux valeurs de la personne, de sa dignité, comme si la survie des seuls corps importait à la cité ? En imposant ainsi un laïcisme de facto, qui veut voir disparaître les croyances et les cultes religieux de l’espace public, ne bouleverse-t-on pas l’étayage intime de la moralité ?

Les croyances spirituelles ou religieuses, exprimées publiquement, rituellement ou non, génèrent en certains milieux des interprétations de la pandémie sous forme de grands récits de récompense et de sanctions supra-individuels. Les épidémies ont souvent été vécues comme des châtiments divins et l’on voit cette herméneutique refleurir massivement, de manière plus ou moins avouée. Il reste que cette lecture (dans les trois familles monothéistes) de l’épidémie comme fléau divin, sous l’œil d’une théodicée, peut aller parfois jusqu’à encourager un certain fatalisme, un défaitisme voire des conduites à risques. Cette utilisation apocalyptique du religieux ne saurait se confondre cependant avec une réflexion critique sur les signes d’une faute collective, inhérente aux orientations nuisibles de nos sociétés matérialistes. L’épidémie n’est pas seulement un simple phénomène virologique, mais peut-être pour certains un symptôme d’une civilisation arrivée au terme d’une frénésie, le prix à payer d’une démesure collective imputée à la volonté de puissance de l’homme sur une terre vulnérable. Si la situation inédite mérite un surcroit d’intelligence critique, nécessaire pour l’après crise, elle ne doit pas enfermer l’évaluation du présent dans un « grand récit » préfabriqué qui mélange les conditions d’un sauvetage avec un salut eschatologique.

Si l’éthique retient avant tout les valeurs du bien et du mal, elle est inséparable d’un volet de justice distributive (juste et injuste). Protéger, soigner, guérir passent pour des impératifs moraux, reposant eux-mêmes sur une obligation de moyens (négliger les moyens, comme on peut en faire le procès aux politiques de santé, n’est-ce pas déjà défaillir moralement ?), mais à condition qu’ils soient aussi répartis de manière équitable, soient distribués de manière juste. L’intervention thérapeutique n’est-elle pas parfois mieux promue en certains lieux (pays), pour certaines personnes (riches), absorbant des ressources financières collectives de manière unilatérale ? Au moment où ces ressources sont rares, par impéritie des États, la tentation est grande de répondre aux besoins immédiats, pressants, visibles, négligeant par là ceux qui sont éloignés, aux marges, silencieux, invisibles ? Mais comment concilier les deux dimensions de l’éthique, celle portant sur le devoir de secourir le proche, le prochain, et celle d’assurer à tous une aide égale ? Comment faire place, sans connaître de cas de conscience, à une éthique « utilitariste » qui veut  « optimiser » le soin et que le bien collectif l’emporte sur le bien individuel ?  

La crise sanitaire mobilise des réponses pragmatiques, utiles, efficaces, mais remet aussi en selle, met en plein jour les grandes questions morales et éthiques, sous toutes leurs formes. Ce rapide tour d‘horizon des expressions de la conscience morale, en temps de vies fragilisées par la peur de la maladie et le confinement, suggère que nous sommes autant acteurs et témoins de sursauts de moralité inattendue, d‘approfondissement de valeurs, prises souvent à la légère en temps d’insouciance, que des humains vulnérables exposés aux risques de faiblesses, de vices et d’immoralité. La crise ne fait qu’agrandir et exacerber les difficultés et la complexité d’une intention de « bien faire » et de ses choix éthiques au concret et au quotidien. Plus que jamais l’éthique nous rappelle qu’elle n’est pas pourvoyeuse de bonne conscience, que nous pouvons être mis en situation de faire l’ange, mais aussi de retomber au stade de la bête (Pascal). Les temps à venir diront comment nous saurons assumer cette dimension éthique au cœur et au-delà de la vie d’exception marquée par la peur et le désir de sécurité.

Jean-Jacques Wunenburger

Professeur de philosophie émérite

Espace éthique azuréen – CHU Nice

06 avril 2020