Par Jean-Jacques Wunenburger, Professeur émérite de philosophie

En cette accalmie de l’épidémie ne serait-il pas indiqué de mieux comprendre l’épidémie non sous l’angle admirable des soignants (qui se sont surpassés) que du patient, qu’il soit virtuel, présumé, déclaré, en danger de survie, et qui se trouve en profonde déroute ? Que rencontre-t-il aujourd’hui autour de lui, lorsqu’il veut prendre soin de soi, se soigner, comme référentiels, discours, conseils, croyances ? Comment, en dehors des soins d’urgence pour des états graves à risques, peut-il appréhender sa normalité ou sa pathologie, seul ou avec des professionnels, dans un environnement dominé globalement par des réactions de panique et des informations et injonctions contradictoires ?

1- Une première restitution du vécu quotidien peut se décliner en une série de questions prosaïques :

  • Qui croire ? Que d’incertitudes, d’erreurs, d’omissions, de mensonges (volontaires ou non) sur l’origine, la progression, la symptomatique (ORL, neurologie, dermatologie), l’étiologie (poumon ou sang ?), la thérapie du virus.
    Comment choisir ou choisir avec un médecin, le remède éventuel à essayer, alors qu’il est vanté ou condamné à tour de rôle par des « experts » sur la place publique ?
  • Comment s’auto-diagnostiquer et éventuellement s’auto-médiquer (paracétamol et repos, disait-on, au début), en étant dissuadé d’appeler un service d’urgence tant qu’on ne souffre pas sur plan respiratoire ?
  • Comment s’organiser pour rester confiné, en sortant le moins possible, alors qu’il faudrait en même temps aller voter, travailler et que 60% de la population soit contaminée et présumée –peut-être– immunisée ?
  • Comment découvrir, maîtriser et faire bon usage des outils numériques, largement promus, entre autres de la téléconsultation, qui nous met parfois en contact avec un professionnel inconnu ?
  • Comment se retrouver dans l’explosion de sites « YouTube » prônant une chose et son contraire ?
  • Comment se doter d’une hygiène mentale, d’un tonus psychique pour ne pas être stressé, angoissé, désespéré ?
  • Comment sortir de chez soi, couvert ou non couvert d’un masque (et de quelle nature ?) ? Comment se laver les mains mais pas trop souvent car le gel a des effets dermatologiques sur l’immunité ?
  • Comment retrouver les aînés (et toutes populations isolées et précaires), dont on est coupé –souvent sans informations– depuis des semaines ?
  • Comment vivre éventuellement, dans le pire des cas, le deuil d’un proche puisqu’il faut craindre tout rassemblement (même limité à quelques personnes) ?

2- Depuis longtemps, le patient, que l’on ne cesse de valoriser comme autonome, responsable, acteur de sa santé, ne s’est trouvé aussi démuni, désorienté, angoissé, pour voir clair, pour trouver de bonnes réponses et partager avec confiance un protocole de soin avec un professionnel. La psychologie et l’éthique du « care » et du partenariat patient-soignant, ont rencontré brutalement (en dehors de quelques réseaux associatifs préparés) l’onde de choc d’une situation épidémique qui les ont relégués au rang de paramètre secondaire des systèmes de soin. Le coronavirus a laissé sans voix les patients, et mis sur le devant de la scène un virus et non une maladie chronique, des soins urgents et non des parcours de soin, des laboratoires pour innover dans la recherche (sous la pression aussi de lobbies) et non les résultats empiriques expérimentés par (sur) des malades, les choix de santé publique et non de santé individuelle, etc. Il faut prendre acte de ce renversement copernicien de la focale médicale, tout en prévoyant, en espérant un retour du balancier, à moyen terme.

Pour l’instant, les innombrables informations et débats en tout sens et souvent contradictoires sur la maladie et le soin, ont soumis le patient à de nouvelles situations déroutantes qui le rendent perplexe devant :

  • les retards, ignorances ou mensonges sur la crise des pouvoirs publics et des autorités médicales,
  • les compétitions, aux enjeux financiers colossaux, entre laboratoires de recherche pour le traitement,
  • le cafouillage (au risque du discrédit) des « scientifiques » (réunis en une entité mythique représentant LA science) en désaccord sur les hypothèses de thérapies, voire prêts à mener sur la place publique (médiatique) des règlements de compte déplacés,
  • l’angoisse paralysante des patients face aux risques d’infection (mal définis) mais aussi de prise en charge en milieu hospitalier (crainte de « tri » en urgence), conduisant même à l’abstention de nouvelles consultations pour toutes autres pathologies,
  • l’isolement voire la relégation des patients ainés, qui, parfois maintenus en des lieux insalubres ou privés de ressources prophylactiques, sont exposés à la solitude et la détresse.

3- Il est probable que l’idéal éthico-politique consistant à remettre le patient au cœur du soin, mis à mal par la situation complexe et inédite de l’épidémie, devra évoluer en fonction des bouleversements en cours :

  • Les patients vont être sans aucun doute pris en charge à l’avenir par les industries et laboratoires pharmaceutiques (surtout américains) qui s’engagent de plus en plus dans une « solution de santé », au-delà du médicament, pour accompagner le patient à se maintenir en santé dans un environnement menaçant, mais sur fond d’une économie financiarisée de la santé (la formule « patio centrée » est un slogan marketing américain).
  • Le patient présumé autonome, libre et éclairé, va être de plus en plus conduit à s’informer, lui-même ou avec un partenaire de santé, de manière critique et savante, sur l’épistémologie des médicaments et vaccins et leur prescription, à risques ou non. Les conflits sur les traitements (longtemps sous-jacents et inaudibles) vont être de plus en plus relayés par les réseaux sociaux et vont susciter doutes et croyances, ne facilitant pas les choix thérapeutiques. Il en résultera un renforcement des tensions entre biomédecine scientiste et médecines alternatives (déjà largement entamées à propos du virus) et, à terme, un retour de controverses passionnées, par exemple sur l’innocuité des vaccins.
  • La médecine s’est vue projetée d’un seul coup dans l’ère de l’Intelligence Artificielle et de la télémédecine. Tout l’écosystème relationnel du soin vient de changer (relations entre chercheurs, entre médecins, entre labos et médecins, entre médecins et patients), comme dans d’autres domaines de la société (enseignement, travail, etc). Comment rendre possible, encourager, accompagner, actualiser l’autonomie responsable du patient face aux dispositifs numériques auxquels il n’est pas forcément préparé (fracture numérique) et dont on maîtrise mal tous les effets collatéraux ?
  • Les effets catastrophiques prévisibles de l’épidémie sur l’économie risquent de justifier une mise sous surveillance (tracking) croissante des populations, au moins à des fins préventives ou assurantielles, renforçant ainsi une médecine coercitive et normative (certains parlant déjà de « totalitarisme sanitaire »), qui va diminuer encore une fois la marge de décision du patient (vaccination obligatoire, mesures sanitaires contraintes).

Toutes ces nouvelles données, qui font apparaître des menaces concernant la liberté et la responsabilité du patient, invitent à réfléchir au nouveau paysage de la médecine à venir, qui ne pourra plus se concentrer, pour devenir plus humaine (2), sur les seules conditions éthiques du « prendre soin ». Si on veut continuer à en porter les fins et les valeurs, il faudra réviser et élargir l’ensemble des attentes et revendications face à un système de santé complexe, bouleversé par la panique et l’improvisation épidémiques, mais qui doit (re)penser une éthique et une politique de la vie et retrouver les conditions d’une médecine plus humaine, soutenable et responsable.

Jean-Jacques Wunenburger
Professeur émérite de philosophie
Bureau de l’Espace éthique azuréen (CHU Nice)
21/04/2021

 


(1) Une victoire à la Pyrrhus : une victoire chèrement acquise, au résultat peu réjouissant.  Origine : En 280 avant J.C., Pyrrhus, roi d’Épire, mit une sévère raclée aux Romains à Héraclée. Il y disposait d’une armée composée de 20 000 à 25 000 hommes et d’une vingtaine d’éléphants venus d’Inde. Au cours de cette bataille, ce sont ces derniers qui furent décisifs car ils semèrent la panique dans les rangs romains. Une nouvelle bataille victorieuse de Pyrrhus eut lieu en 279 avant J.C. à Ausculum. Ces deux victoires lui ont coûté très cher, car Pyrrhus y perdit la majeure partie de ses soldats, au point qu’il s’écria : « Encore une autre victoire comme celle-là et je rentrerai seul en Épire ! ». Les enregistrements de l’époque étant de piètre qualité, certains prétendent qu’il aurait dit : « Encore une autre victoire comme celle-là et nous sommes perdus ! ». Quelle que soit la phrase qu’il a réellement prononcée, si Pyrrhus avait effectivement battu les Romains, il ne se retrouvait plus qu’avec des lambeaux de son armée et il n’avait pas de quoi s’en réjouir. (Source : www.expressio.fr/expressions/une-victoire-a-la-pyrrhus)

(2) L’accroissement de l’efficacité étant évidemment conditionnée par une révision du plan d’économie du service de santé publique, condition nécessaire mais pas suffisante.