Handicap: leçon de résilience pour une humanité réinvestie…
Lorsque le 11 février dernier, nous avons célébré les 20 ans de la loi handicap, un vieux souvenir m’est revenu à l’esprit.
Je cours sur la promenade des Anglais et je suis dépassé par un autre jogger. Jusque-là, rien d’exceptionnel! Mais cette fois, c’est par un homme en situation de handicap. La cinquantaine avec la patte trainante du steppage après accident vasculaire cérébral. Instantanément, c’est moi qui en ai les jambes coupées. Comme un épagneul à l’arrêt, je fixe un long moment la silhouette dandinante qui continue à avaler le bitume sans effort apparent. Il force mon admiration, et par-dessus tout mon respect. En quelques secondes je me fais le film de sa vie. Son attaque cérébrale, comme l’on disait autrefois, et sa descente aux enfers. Choc, déni, colère, et finalement acceptation. Indispensable pour entamer son difficile parcours de résilience. Son Everest personnel, une grimpe féroce tout en larmes et en douleur, sous le regard des autres, toute honte bue. En serais-je moi-même capable? Qui, de nous deux, porte réellement une limite?
Si je l’avais croisé dans les couloirs de mon hôpital, je ne l’aurais probablement même pas «calculé», comme disent les jeunes. Moi tellement habitué à voir défiler la misère humaine, et lui, faisant en quelque sorte partie du décor. Mais hors contexte professionnel, cette bien fortuite confrontation me fait l’effet d’un électrochoc. Ce moment de vie me questionne: qu’est-ce que la normalité? Et son miroir, l’anormalité, flanquée de ce «a» privatif qui trop souvent nous fait aborder le handicap sous l’angle de la contrainte, du manque, de l’infériorité?
Pour Georges Canguilhem, la norme n’est pas une règle fixe et universelle, mais une capacité à s’auto-normer en fonction de son environnement. Pour lui, la santé n’est pas seulement l’absence de maladie, mais la possibilité d’adapter ses propres normes biologiques et physiologiques aux circonstances. L’anormalité, loin d’être un simple écart à une norme statique, devient une nouvelle norme pour l’individu, sa manière à lui d’être au monde. Alors si nous changions plutôt de prisme? Si, au lieu de voir une PSH (personne en situation de handicap), nous voyions avant tout une personne avec ses capacités, ses ambitions, et sa force? Quelqu’un qui s’échine à ré-habiter le monde en redéfinissant ses propres normes pour être autrement «capable»?
Nous les bien-portants sommes conscients que la vulnérabilité est une condition humaine universelle qui nous relie à tous ceux qui ont pris un peu d’avance sur nous, parce que déjà malades, handicapés ou simplement trop vieux. Méfions-nous aussi des discours dérangeants, parce trop idéalistes, montrant en exemple ces quelques personnalités hors du commun, comme le pianiste de jazz Michel Petrucciani et le physicien Stephen Hawking, qui à mon sens sont plutôt les représentants d’une nouvelle norme de l’homme augmenté.
Aujourd’hui le handicap ose nous révéler son potentiel, que ce soit sur le tapis rouge du festival de Cannes ou sur la scène de Danse avec les stars. Et nous sommes bluffés par la performance. Mais malheureusement ces leçons de vie ne sont pas à la portée de tous!
Qu’en est-t-il de la foule de ceux qui resteront plantés au pied de l’Everest, dans la Vallée de l’Exclusion, n’ayant pour seul horizon que les insurmontables difficultés d’un lendemain qui ne chantera jamais? C’est à ceux-là qu’il faut penser en priorité. Et c’est le signal que le CHU de Nice adressa le 17 octobre dernier en signant la Charte Romain Jacob. Car l’inclusion ne se décrète pas uniquement dans les textes, elle se vit, elle se construit chaque jour, dans le regard que nous portons sur les autres et dans les espaces que nous leur ouvrons.
Depuis la promulgation de cette loi sur le handicap, beaucoup de progrès certes, mais également des combats toujours inachevés dans l’accès aux soins, à l’éducation et à l’emploi. Ou plus simplement pour un simple droit à exister en société.
Alors quel enseignement tirer de cette brève rencontre sur le Prom?
Que ceux que nous pensons «différents» ont en réalité «un p’tit truc en plus» et qu’ils n’ont que faire de notre compassion et encore moins de notre pitié. Citoyens à part entière, ils mesurent notre engagement à bâtir une société véritablement inclusive. Alors, dépassons nos préjugés et ouvrons les yeux sur cette évidence: la résilience ne se mesure pas à ce que l’on a perdu, mais à ce que l’on se décide à conquérir.
Pr Gilles Bernardin