Un texte d’Aurélie Calzia, CHU de Nice
Avec le smartphone et l’accès généralisé à Internet, les réseaux sociaux ont connu un développement phénoménal en très peu de temps. L’hyperconnexion s’est banalisée.
Ces évolutions semblent largement nous dépasser, nous, êtres humains faits de chair et de sang.
Qu’est-ce qu’un smartphone? Ni plus ni moins un objet, une petite boîte noire, qui fabrique une foule hypnotisée qui ne regarde plus devant elle. Personne n’est plus vraiment là où il est, ni vraiment disponible à l’instant présent. Le smartphone devient peu à peu une extension de soi.
Que dire des interruptions incessantes, des bips et autres multiples alertes sonores, de cette épidémie de nuques penchées sur l’écran lumineux?
En pâtit en première ligne la qualité d’écoute et d’attention de notre interlocuteur lors d’une conversation, lorsque sans cesse interrompue par cet objet.
Au travail, en réunion ou en équipe, lors d’un repas en famille ou entre amis, nous voilà tous soumis à l’empire d’un smartphone posé sur la table presque systématiquement, vérifié et consulté de façon compulsive, qui relègue le temps privilégié où l’on se rencontre en chair et en os à un moment secondaire, moins important qu’un message reçu sur notre cher smartphone.
Qui aujourd’hui active le mode «silencieux» et consent à se consacrer pleinement à l’endroit où il se trouve et aux gens qui l’entourent? Quelle est cette angoisse nouvelle qui surgit, si par hasard on n’était pas joignable ou que l’on ne répondait pas dans l’instant au moindre appel ou message? Si notre commentaire ou notre «post» n’était pas vu, ou pire, vu mais resté sans réaction?
Le «zapping» est encouragé, l’inattention est favorisée. L’intrusion permanente et le besoin de se justifier qu’elle provoque est épuisante, empêche la détente et anesthésie l’imagination. Nous voilà confrontés à un sentiment de perte de contrôle sur notre vie et sur notre temps.
Un autre piège nous a tendu sa toile avec l’avènement des smartphones et des réseaux sociaux: on préfère être pris en photo pour dire «qu’on y était» plutôt qu’y être.
Cette expérience est aujourd’hui banale autour des lieux de culture ou d’histoire, devant une œuvre d’art célèbre: qui observe réellement l’œuvre?
Face tournée vers l’objectif plutôt que vers ce que l’on aurait autrefois regardé de ses propres yeux, la plupart d’entre nous auront passé plus de temps à vérifier le cadrage de leur visage sur l’écran qu’à regarder l’objet photographié lui-même. Vous vous souviendrez de la photo, mais pas du lieu ou de l’objet, car il aura été immortalisé par les pixels de votre smartphone, mais déconnecté de l’émotion qu’aurait pu créer la prunelle de vos yeux.
Sans la possibilité de prendre une photo, le déplacement serait-il envisagé? Certains lieux seraient-ils autant visités et rencontreraient-ils le même succès?
Si je ne peux qu’user de mes sens pour constituer, vivre mon émotion et fabriquer mes souvenirs, mais sans la rassurante preuve numérique, aurais-je vraiment vécu?
Notre environnement devient un décor, tout est susceptible d’être mis en scène: c’est le théâtre qui fait de nous-mêmes les spectateurs de nos vies.
On se prendrait à rêver d’une interdiction de photographie, de vidéos ou même d’une absence de réseau, pour arrêter ce système n’existant que pour s’auto-satisfaire, et qui fait perdre pied… Jusqu’à de dramatiques chutes et autres accidents mortels dus à une prise de risque irraisonnée pour un selfie.
Et pourtant, riche est l’expérience vécue loin de son smartphone, pouvoir se déplacer sans être tracé, partir sans recevoir d’appel ni en donner, un étrange rêve de liberté perdue.
Que dire aussi des canaux qui diffusent 24h/24 des volumes sidérants de vidéos, stories ou autres contenus personnels, qui exposent et surexposent des «influenceurs» à la recherche d’un succès bien éphémère?
À une autre époque pas si lointaine, «être influencé» était perçu comme péjoratif, laissait craindre une manipulation de soi, un possible signe d’un manque de recul et de maturité.
Les réseaux sociaux engendrent une contradiction permanente, créant l’illusion du lien et de la relation, isolant et enfermant ses membres les plus addicts, créant une difficulté à vivre la «vraie vie».
Les dérives dus à l’usage irraisonné des réseaux sociaux sont multiples: citons par exemple les enfants victimes des caméras de leurs parents, les exhibant comme des poupées en vitrine, filmant tout ou presque de leur vie intime et familiale en échange de rémunération de la part de sociétés peu soucieuses de l’éthique de ces pratiques, franchissant largement les frontières de la vie privée et rendant public ce qui ne devrait pourtant appartenir qu’à la sphère familiale.
Citons également ces jeunes femmes prises dans une infernale spirale de surenchère esthétique, multipliant les filtres embellissant soi-disant leurs visages, lissant toute imperfection, finissant par leur rendre insupportable la crudité de leur apparence sans artifices numériques.
Combien iront jusqu’à modifier leur physique pour ressembler à une effigie éphémère, à une influenceuse aux canons de beauté jugés idéaux? Jusqu’à gommer leurs propres identités, ressembler à toutes sauf à elles-mêmes. Miroir mon beau miroir… dis-moi qui est la plus virtuelle? Car au royaume du numérique, le miroir est truqué, et le reflet toujours plus éloigné de la réalité humaine.
Avons-nous gagné en autonomie? Est-on maître ou esclave de nos propres jouets?
Sans doute devons-nous nous interroger sur nos habitudes et nos usages numériques pour connaître notre degré d’aliénation ou de relative liberté vis-à-vis de notre relation avec notre smartphone et des réseaux sociaux auxquels nous participons.
Le visage rétro-éclairé par nos écrans, n’oublions pas que ce que nous tenons en main n’est qu’un objet, inerte, froid, sans affect, qui ne donne que l’illusion d’une ouverture et d’un lien privilégié au monde. Prenons garde à ne pas nous laisser trop séduire et enfermer dans le virtuel cocon ouaté qui est entré dans nos vies modernes. Bien loin d’une authentique chaleur humaine.
À méditer…
Aurélie Calzia