Le développement des technologies en santé ne saurait dispenser de la rencontre duelle, du colloque singulier, entre un patient et un thérapeute. Mais ce moment solennel et décisif pour la suite clinique se trouve soumis de nos jours à des modélisations et normes très éclectiques et est sujet à vives controverses.

Peut-être même que toutes les tensions qui traversent la médecine se concentrent-elles dans l’intimité de ce dialogue singulier, de plus en plus éclipsé par la médecine en milieu hospitalier, doté d’environnements et de plateaux techniques taylorisés et technicisés.

Mais si l’importance de cette rencontre interpersonnelle ne peut être déniée, en quelque milieu que ce soit, elle peut donner lieu à des idéalisations et même des idéologisations antinomiques.

Dans le sillage de la psychologie sociale nord-américaine on a vu se développer les normes de l’autonomie individuelle dans le contexte d’une société démocratique. L’éducation comme la médecine ont vu l’enfant et le malade placés au centre du système de formation ou de soin.

Il en résulte une démystification de la fonction et de l’image de maîtrise que donne un savoir, qui doit être mis au service des besoins et objectifs de formation de l’élève ou de soin du patient.

Cette démocratisation a conduit en médecine à traquer et contester les signes et formes de la relation dite paternaliste voire patriarcale d’une médecine ancienne au profit d’une médecine purement contractuelle où un patient définit librement avec un médecin les cadres de sa relation de soin.

Cette promotion de l’individu s’accompagne d’une reconnaissance accrue en termes juridiques et éthiques de son autonomie (la charte du malade), qui est requise explicitement dans de multiples situations (consentement à l’expérimentation, aux soins), les deux partenaires se trouvant ainsi mis à niveau d’égalité et de réciprocité.

Le contraste est grand avec une situation à l’ancienne, caractérisée par une asymétrie voyante entre un patient fragilisé par son mal et un médecin triomphant par ses présumés savoirs qui sauvent.

Cette dédramatisation de la situation pathologique et clinique, ce renforcement des droits du patient, contribuent sans doute à conférer à la médecine des conditions plus propices à une confiance et à la sérénité favorables à une amélioration du mal.

Il reste que cette contractualisation de la relation thérapeutique n’est pas sans poser de sérieux problèmes.

Du côté médical, la pratique se voit de plus en plus soumise aux risques de judiciarisation, comme toute situation contractuelle qui s’expose à des litiges ; loin d’apporter alors une sérénité à la rencontre démocratique, elle risque de susciter des attitudes consuméristes où le patient cherche à obtenir des satisfactions contractuelles en fonction d’une évaluation purement comparative et subjective de ses besoins.

Informé, voire surinformé par les encyclopédies médicales et maintenant par les sites Internet, le patient n’est-il pas victime d’une fausse culture à laquelle il exigera que le médecin apporte seulement sa caution ? Le médecin ne risque-t-il pas devenir une forme d’alibi à une automédication sauvage ?

De plus, le médecin se voit contraint de se protéger de plus en plus derrière un usage du principe de précaution, voire du principe de non-intervention, envers et parfois contre ses convictions de médecin.

Ne risque-t-on pas ainsi paradoxalement de nuire à autrui au moment même où on l’honore du respect de sa présumée autonomie ?

Quant aux patients eux-mêmes, revalorisés dans leur liberté par rapport à un prestataire de service, dont ils peuvent changer en fonction de leur taux de satisfaction, ne risquent-ils pas de mésuser de leur liberté présumée ?

Car est-on vraiment libre lorsque l’on est malade, on souffre, on se sent affaibli existentiellement et dépendant socialement ? Et s’il parvient à ne plus considérer un médecin comme un magicien doté de pouvoirs exceptionnels, le malade d’aujourd’hui ne continue-t-il pas encore à attendre de lui bien plus qu’il ne peut donner ?

L’homme moderne, encouragé par les promesses des sciences et techniques thérapeutiques, adresse de plus en plus au praticien des demandes qui excèdent des possibilités raisonnables : guérir, transformer son corps, améliorer ses performances, pérenniser sa jeunesse, l’immuniser contre les maladies, bref acquérir une santé parfaite sur mesure.

Jamais peut être n’a-t-on vu pareil contraste entre une idéologie égalitariste et démocratique de la médecine et une mythification inattendue de nouveaux médecins, magiciens de la vie, manipulateurs prestigieux pour nous transformer en êtres parfaits.

Loin de devoir seulement soigner un mal, le médecin, pourtant traité en simple technicien, est censé prendre soin de toute notre vie (health care) par la prévention, le conseil, la thérapie et le suivi à vie.

Ne voit-on pas la médecine, la psychiatrie, en particulier, pénétrer dans tous les événements de la vie sociale pour accompagner l’individu, la soutenir, instaurer ainsi des tutelles voire des prothèses thérapeutiques pour tout ?

La médicalisation diffuse de l’existence, qui amène les individus à se transformer en patient virtuel, pour toute insuffisance ou souffrance, contraste ainsi violemment avec une éthique démocratique qui voudrait limiter le médecin à un technicien n’intervenant que par un contrat de service.

Il existe bien un conflit entre deux idéologies, voire entre deux mythologies, l’une d’une médecine qui doit apporter le meilleur rapport qualité-prix sur un marché de la santé et l’autre d’une médecine qui est censée procurer par enchantement, à tout prix, une santé parfaite et quasi éternelle.

Jean-Jacques Wunenburger