En 2014, l’Ordre des médecins publie dans son bulletin destiné à tous les médecins français un dossier: « Accès aux soins et précarité, la situation se dégrade » (1). Il part d’un constat: « La précarité prend de l’ampleur. De nouvelles populations sont confrontées à la difficulté de se faire soigner. La médecine doit pourtant être accessible à tous » et il indique que « l’Ordre entend jouer un rôle de sensibilisation des médecins pour une meilleure prise en charge des patients précaires ».

Il déplore que des praticiens refusent de soigner les patients relevant de la CMU ou de l’AME. Par exemple, une enquête réalisée à Paris en 2009 révélait que 25% des médecins libéraux refusaient de prendre en charge ces sujets. Il est sûr que leur prise en charge est moins confortable que celle de la clientèle habituelle (lourdeur administrative, relation médecin/malade plus difficile) mais, pour l’Ordre, ce n’est pas une raison valable, et il incite ces médecins à changer d’attitude. Il aborde donc ce problème par son aspect moral.

Il y a deux autres aspects à prendre en compte pour bien comprendre ce qui sous-tend ces comportements: l’aspect juridique et l’aspect psychologique.

Divers dispositifs donnent à des personnes précaires la possibilité de soins dans les mêmes conditions que les assurés sociaux (1 et 2). La CMU et la CMU-C (couverture maladie universelle et couverture complémentaire), l’aide à l’acquisition d’une couverture complémentaire (ACS), le fonds pour les soins urgents et vitaux (FSVU), enfin l’aide médicale d’État (AME).

Pourtant beaucoup de personnes en situation de précarité ne bénéficient pas de ces dispositifs. 20 à 30% des bénéficiaires potentiels n’ont pas recours à la CMU-C et 85% des personnes ayant droit à l’ACS ne la sollicitent pas.

Les raisons en sont d’abord la méconnaissance des aides et la complexité des démarches. D’où l’intérêt de diffuser l’information à ces populations.

Et il y a de plus une cause majeure qui est psychologique.

Des études récentes ont analysé ces comportements. Ils se situent souvent selon deux positions extrêmes: certains sont trop exigeants (ce qui déplait aux médecins) et d’autres ne demandent rien alors qu’ils ont besoin de soins. Ces derniers sont souvent méconnus des professionnels de santé puisque ceux-ci ne les rencontrent jamais. Cela pose un problème éthique majeur. Dans un esprit de santé publique, on ne peut négliger une telle situation. Il faut l’étudier pour essayer ensuite de la corriger.

Dans son ouvrage « Les cliniques de la précarité » (3), Jean Furtos décrit, chez ces sujets, ce qu’il appelle « un syndrome d’auto-exclusion ».

Ils se replient sur eux-mêmes, rompent leurs liens affectifs, ont une inhibition intellectuelle et un émoussement affectif (avec même hypoesthésie corporelle), ne font aucune demande de soins et même les refusent ou pratiquent une « inversion des demandes », c’est-à-dire qu’ils parlent de leur santé à des travailleurs sociaux qui ne sont pas en mesure de les prendre en charge et de leurs problèmes sociaux aux médecins qui ne peuvent les résoudre.

Ce syndrome repose sur un manque de confiance en soi, dans les autres, dans l’avenir. Pour ne pas en souffrir, ces sujets se replient sur eux-mêmes et s’auto-excluent de la société. On sait que la société a déjà tendance à les exclure et ce phénomène renforce cette exclusion.

Cette analyse psychologique rencontre celle de sociologues sur le malaise dans notre société. A. Ehrenberg (4), par exemple, met en évidence le fait qu’il y a dans notre société un conflit entre un « devoir d’autonomie » (chaque sujet étant enjoint à s’assumer) et un « besoin de protection » (chacun voudrait que la société lui garantisse la santé et les moyens de vivre confortablement). Les exclus correspondent aux cas extrêmes de ces états de malaise: incapables de cette autonomie, ils abandonnent tout espoir de protection et s’auto-excluent de la société.

Pour sortir ces sujets de leur exclusion et pour les faire bénéficier des soins dont ils ont besoin, il faut trouver un équilibre entre deux excès: l’indifférence et l’obligation aux soins, il faut « aller vers » sans imposer, manifester disponibilité et patience, coordonner l’action des équipes sociales et celle des institutions de soins, élaborer des méthodes d’accueil, former les soignants à la relation avec ces sujets… C’est difficile mais nécessaire.

On voit la complexité du phénomène de la précarité. Il a des dimensions sociales, psychologiques et éthiques. C’est un défi pour la médecine.

Guy Darcourt

Professeur émérite de psychiatrie, Université de Nice Sophia-Antipolis

Membre de l’Espace Éthique Azuréen

 

 

Références:
(1) Ordre des médecins, 2014, « Accès aux soins et précarité, la situation se dégrade », Bulletin n°35 (mai-juin), 17-22. En ligne.
(2) F. Dreifuss-Netter, 2011, « Inégalités d’accès aux soins: aspects juridiques et éthiques », adsp n°77 (décembre): 23-25.
(3) J. Furtos, 2008, Les cliniques de la précarité. Paris, Elsevier/Masson.
(4) A. Ehrenberg, 2010, La société du malaise. Paris, Odile Jacob.