Par Jean-Jacques Wunenburger

La conscience morale qui évalue nos intentions et actes en fonction du bien et du mal (pas seulement selon le vrai et le faux et le beau ou le laid) parait inséparable d’un acte de réflexion, de pensée, pouvant devenir raisonnement. Si cet approfondissement est caractéristique des cas de conscience, ou des situations de casuistique, il ne saurait évacuer toute autre forme d’état psychique ou mental, qui le prépare, l’accompagne ou le prolonge. 

Différentes traditions philosophiques ont enrichi l’analyse de la vie éthique en limitant l’impact de la seule raison (elle-même souvent réduite au raisonnement) au profit d’un éventail d’émotions, d’affects, de sentiments moraux. Un large courant moderne anglo-saxon, dans le sillage de l’empirisme, du pragmatisme, de l’utilitarisme, a mis l’accent sur le rôle des émotions et des sentiments guidant, nourrissant, la bonne orientation éthique en situation concrète. Toutes ces approches, pour complémentaires qu’elles soient, n’épuisent pas l’importance d’un autre facteur, l’imagination. En quoi l’expérience éthique en général et en santé en particulier, mobilise-t-elle de l’imagination, en tant que changement de point de vue immédiat, qu’anticipation d’un possible, et médiatise-t-elle un imaginaire moral? Comment émerge la visée éthique, à côté de la visée technique (réussir l’acte), de la visée psychologique (procure du plaisir ou du déplaisir)? Comment se présentent concrètement les valeurs (attirantes) de bien et (répulsives) de mal? Comment se dramatise la question du choix entre bon ou mauvais dans le flux existentiel des actions continues? Ces modalités de la moralité n’incluent-elles pas de l’imagination et de quelle manière?

1. Préfigurations éthiques

Ces questions doivent être préalablement rattachées à une longue filiation qui n’a cessé de prendre en charge l’idéal moral non sous l’angle de la recherche de seuls fondements, ou de référentiels axiologiques universels, mais sous l’aspect d’une vie pratique, d’un sujet sensible qui vise des fins et moyens bons en tant qu’être total, pluridimensionnel, où s’entrecroisent désirs, affects, imaginations, volitions et intellections. Caractère, habitudes, force d’âme apparaissent ainsi dans la littérature antique comme des composantes décisives dans la qualification morale d’un être et d’une vie et pour l’accomplissement de la vocation éthique. La moralité se déploie sur fond d’une « nature » sensible, plus ou moins favorable ou hostile, nature qui renvoie elle-même à une culture, à l’éducation, à la Cité, qui peuvent informer ou déformer plus ou moins l’agent moral.

Dans la même perspective, l’action morale se manifeste aussi à travers des postures, des orientations, qui engagent l’être tout entier. Il ne suffit pas de présumer que chacun est à même de se déterminer librement face au bien et au mal, comme si cette liberté, source d’imputation de responsabilité, était identique en droit et dans les faits. Se vouloir moral, et pas seulement se conduire conformément à des normes morales établies, engage l’être au-delà de sa seule raison. Bien des analyses philosophiques ont privilégié une sorte de lecture dichotomique de l’individu, dans lequel s’opposent raison et passion, intelligence et sensibilité, en une sorte de combat asymétrique, dont le vainqueur de droit est toujours fixé à l’avance. Mais ne faut-il pas précisément se demander d’où l’instance supérieure, source des injonctions bonnes, tire sa supériorité axiologique et sa force hégémonique? Les Grecs, Platon en particulier (dans « La république ») ont été particulièrement soucieux de dégager la « force » de l’âme (le thumos platonicien), source de « vertus » qui lui donne énergie et courage pour maîtriser ce qui doit être assujetti, et qui donne au sujet une arme intérieure pour réaliser sa liberté. De ce point de vue, on ne saurait négliger la critique hégélienne de la volonté abstraite, formelle, de la » belle âme », qui n’accède à la moralité effective qu’en se confrontant au réel, à sa résistance, à sa négativité, ni la critique nietzschéenne qui renvoie les figures de la conscience morale aux variations d’intensité d’une volonté de puissance originaire. 

Le bien n’est souvent perçu qu’à travers des images, des figures, des schèmes, des esquisses, qui guident, orientent à travers des exemples, des modèles qui frayent des chemins plus qu’ils ne manifestent des lois ou principes. Plutôt que d’assimiler ces situations à des formes inférieures de la moralité, ne peut-on y voir des formes constitutives, vitales, dernières ? L’action morale fait appel alors à l’imagination qui sert à anticiper, à médier, à percevoir ce qu’il convient de faire. Il importe dès lors, en relisant E. Kant ou en convoquant les analyses de H. Bergson, P. Ricoeur ou E. Lévinas, de chercher un statut distinct et précis pour ces expériences de représentation normative, qui mettent en jeu des idéaux, des témoignages, des figures individuantes du bien .

2. La dynamique éthique des images

Ainsi pour le philosophe français G. Bachelard, les visées intellectuelles les plus hautes, en rapport avec les vérités logiques ou axiologiques, s’inscrivent dans la totalité bio-psychique, s’enracinant même dans les programmes posturaux élémentaires. À la manière de F. Nietzsche, le corps constitue, par ses schèmes et dynamismes énergétiques, la préfiguration des différentes sphères de la représentation. Loin de tout dualisme qui isolerait la conscience normative de la sensibilité sensori-motrice, G. Bachelard accepte une continuité entre le soubassement corporel et l’émergence des contenus de conscience verbalisés, versus concept comme versus image. Cet énergétisme biophysique rend compte de la prééminence d’un vouloir qui active, dynamise, transforme toutes nos représentations, en connexion étroite avec une praxis, un ensemble de gestes, de postures, d’actions qui les renforcent. « Imagination et volonté sont deux aspects d’une même force profonde. Sait vouloir, celui qui sait imaginer. À l’imagination qui éclaire le vouloir s’unit une volonté d’imaginer, de vivre ce qu’on imagine » (1). Il est significatif que la volonté bachelardienne se démarque avec netteté de toute dominante intellectuelle, cognitive, pour se confondre avec une énergie de l’âme, une puissance d’animation de soi bien désignée par le terme allemand de Gemüt, elle-même innervée par l’énergie vitale impersonnelle, mise en avant par le vouloir-vivre schopenhauerien.

L’imagination est donc porteuse d’un devenir de soi, d’un appel au changement, d’une orientation vers un plus-être ou un sur-être. Mais au delà de cette vectorisation du sujet, elle lui fournit des représentations axiologiques sur son mode figuratif et symbolique. Évaluer selon le bien et le mal n’est pas d’emblée une activité de jugement pur, mais passe par des figurations et scénarisations de leurs contenus de signification. « Les moralistes aiment à nous parler de l’invention en morale, comme si la vie morale était l’œuvre de l’intelligence! Qu’on nous parle plutôt de la puissance primitive: l’imagination morale. C’est l’imagination qui doit nous donner la ligne des belles images le long de laquelle courra le schème dynamique qu’est l’héroïsme. L’exemple c’est la causalité même en morale » (2). Autrement dit, pour G. Bachelard, les représentations morales s’actualisent à travers des images qui en constituent, au sens kantien, des idéalisations, c’est-à-dire des sensibilisations in individuo. L’imagination intervient donc comme une médiation cognitive, comme un pouvoir de schématisation qui traduit les contenus abstraits des valeurs en analogon sensibles.

Enfin, en accédant par la volonté et l’imagination à une élévation de soi, l’être est à même de reconnaitre et d’affirmer sa liberté et sa responsabilité d’individu, engagé dans le lien social mais non déterminé ou contrôlé par lui. À cet égard, G. Bachelard rejoindrait paradoxalement la position de J.-P. Sartre pour qui l’imaginaire, loin d’être aliénation, serait capacité d’irréaliser le monde, de s’émanciper de lui, en activant une liberté première (3). Le sujet de la pensée scientifique comme le sujet de la rêverie poétique conquiert ainsi un espace de liberté originaire, qui le dégage des attachements paralysants et uniformisants. Enfin, l’orientation générale de l’éthique bachelardienne consiste à rendre possible un accomplissement plénier d’une nature et non à se soumettre à des injonctions législatrices, à des devoirs inhibiteurs; G. Bachelard se rattache bien à une tradition d’éthiques arétiques et non déontologiques, préférant faire émerger une aspiration à s’arracher à l’indifférence plutôt qu’à se soumettre à un impératif catégorique exigeant une soumission active (4). L’éthique n’est jamais contraire à des aspirations sensibles au bonheur, au contraire, en se laissant emporter par une dynamique de surexistence, l’homme rêveur atteint aussi un bien-être, signe que moralité et bonheur peuvent concorder dans un vécu d’immanence (5).

3. L’imagination: empathie, narration, anticipation

On peut aussi aborder la question d’une imagination morale, dans le sens de Paul Ricoeur, en tant que vocation altruiste à choisir le bien contre le mal. L’éthique commence par éveiller en nous un appel ou une obligation à se surpasser comme être immédiat, mais en inscrivant cette exigence dans le rapport à autrui, dans la manière dont on traite autrui. 

a) L’éthique du soin sollicite certes un ensemble de devoirs de respect de la dignité destinés à traiter autrui ni comme objet instrumentalisable, ni comme une individualité singulière qui peut provoquer chez le soignant des vertus de bienfaisance ou de non malfaisance. Ces dernières, tenues pour des conditions favorables, hypertrophiées par une éthique pragmatique américaine, ne sauraient seules fonder le devoir éthique inhérent aux dispositions psychologiques. Encore faut-il que la personne soignée perde son extériorité, sa distance, pour accéder à un être de relation, un « être-avec », dans une relation réciproque qui vivifie la consistance de la personne à bien traiter. Cette sympathie, terme plus que psychologique (6), n’est pas seulement un sentiment obscur de lien social, mais se développe à mesure que je puis partager le vécu de mal-être de l’autre. En ce sens, le « mit-sein » (« être avec ») gagne à faire naitre un récit de ce qui arrive à l’autre, qui serve de medium discursif partagé, à travers lequel je puis, moins me mettre à la place d’autrui, que me mettre à son écoute, devenir un interlocuteur par une parole adressée. Le récit du malade n’est pas forcément une histoire vraie, factuelle, objective, mais l’histoire d’un sujet à travers laquelle j’établis un partage d’informations et de significations. Le dialogue, aussi éloigné de la vérité en soi fût-il, devient une matrice de prise en charge de la maladie d’autrui, à travers des mots (7). 

b) Dans ce cas, la compréhension empathique active une démarche imaginative qui associe une représentation d’autrui en souffrance et en demande de soin à une dramatisation des affects par la médiation d’un récit qui raconte une histoire. Paul Ricoeur a mis l’accent sur la dimension narrative de toute représentation imitative d’autrui (8). Le terme grec de « mimesis » devrait en effet être traduit non par « imitation » mais par « mise en scène », tableau animé, qui rend présente et intelligible la situation d’autrui comme une histoire successive d’événements. Aussi est-il fécond et recommandé de susciter, d’écouter, de comprendre le récit du mal vécu par autrui, qui devient ainsi une sorte d’interface entre soigné et soignant, apte à intégrer tous les éléments subjectifs d’un vécu pathologique.

Paul Ricœur, par l’importance accordée au langage et à l’art de raconter une histoire, privilégie la « compréhension » et l’interprétation des signes par rapport aux seules fonctions logiques de l' »explication » qui domine les savoirs scientifiques et donc biologiques. Il enracine l’ensemble des opérations réflexives du sujet dans une conduite narrative qui permet, au moyen de la mise en scène langagière (mimesis), de produire le sens temporel de toutes les actions humaines. De ce point de vue, le paradigme herméneutique implique que le récit, chargé d’images, de métaphores et de symboliques excède son contenu littéral, immédiatement accessible, parce qu’il est composé d’une pluralité emboîtée de significations. Une image me parle parce qu’elle fait appel en moi à un donné préexistant. L’imagination, pour Ricœur, est donc un processus plutôt qu’un état. Il s’agit d’un procès qui puise dans le discours pour devenir, à la fin, « imagination productrice », devenue  une « fonction générale du possible pratique » (9).

L’éthique du soin, en s’incarnant dans la relation asymétrique entre un soigné et un soignant, inclut des dimensions multiples de la vie de l’esprit. L’imagination qui borde et déborde nos perceptions et nos intellections, peut être activée autour de ce qui fait l’histoire de l’autre. Celui-ci n’est pas seulement un corps, ou un regard ou un visage (10), il est une histoire qui cherche à se dire, à trouver une écoute, qui à son tour y prend part, y prend sa part pour participer aux échanges de significations et valeurs de l’autre malade. L’imagination en tant qu’elle vise ce qui n’est pas visible ou qui n’existe pas encore (à la différence de sa fonction de réminiscence) est nécessaire à la conscience morale, parce qu’elle ouvre autrui sur elle, sur le sujet plus que sur l’objet, sur le malade plus que sur la maladie. 

Si elle est ainsi valorisée par une herméneutique, qui veut comprendre autant qu’expliquer, l’imagination éthique est particulièrement opérative dans toute interprétation conséquentialiste. Si le bien peut être évalué non comme simple obéissance à un devoir, à une loi, il peut aussi s’incarner dans une pensée anticipatoire qui prend en compte non seulement l’acte bon mais l’ensemble de ses conséquences proches ou lointaines (11). Dans ce cas la conscience imaginante doit développer, scénariser ce rapport de moyens à des fins, en comparant des histoires rendues possibles par le choix. Ainsi l’éthique associée à une évaluation de tous les bienfaits/méfaits d’une décision, au lieu de la restreindre dans sa forme pure, doit bien imaginer dans le futur du patient tous les possibles.

Conclusion

Prendre soin de quelqu’un n’est pas seulement le soigner comme malade, c’est d’abord l’approcher comme un « alter ego », comme un autre que soi, mais un autre soi d’abord. Dans la situation de soin se développe un art de « bien traiter » non pas un malade, mais une personne humaine, avec d’autant plus de responsabilité que l’autre est, en cette circonstance, un être diminué, alité, souffrant, parfois en fin de vie (dans les soins palliatifs). La relation de soin médicale devient une sorte de miroir agrandissant, de situation-limite, de défi ultime, qui permettent de saisir et de comprendre à vif la vérité éthique du rapport humain. 

Car le soin médical n’exige, à vrai dire, aucune norme éthique particulière, que l’on pourrait soigneusement apprendre, enseigner et appliquer en milieu clinique. Tout au plus rend-il plus intense et impérieux le besoin de traiter autrui, en toute situation, avec dignité, respect et amour, même si les conditions, risques et parfois issues liées à la maladie nous provoquent, nous obligent même, à être davantage humains. On découvre alors, ou on reprend pleinement conscience, que la rencontre entre deux personnes trouve ses conditions moins dans l’application de comportements-modèles, que dans un ensemble de petits faits et gestes, de regards, de paroles, de doigtés, de prévenances, de politesses qui encadrent, sous-tendent, irradient les pratiques, souvent impersonnelles, techniques et désagréables du soin. 

Bien soigner ne relève pas tellement d’une intelligence abstraite, d’une culture savante, d’un esprit de géométrie, mais d’abord d’un esprit de finesse, d’un état d’esprit, d’un tact, d’une sorte de sixième sens qui traduit et transmet le sens de l’humain de celle ou celui soigne, où l’imagination n’est jamais absente. La qualité des soins peut certes, de plus en plus, être évaluée, mesurée, classée, quantifiée, accréditée, certifiée, mais en fin de compte, elle résulte d’abord d’une personne en souci de l’autre, d’une manière pour elle d’être au monde, d’un sens de la vie humanisée qui prend ses racines dans l’estime de soi, dans l’idéal que l’on a de soi-même et de notre désir de témoigner pour soi et envers l’autre de l’humanité en général.

Les recommandations et conseils de l’éthique du soin échappent ainsi généralement aussi bien au simple plaidoyer émotionnel pour une vocation (qui valoriserait surtout la compassion), qu’à l’austère leçon de morale raisonnable (qui valoriserait avant tout le devoir), et s’adressent à toutes celles et tous ceux qui soignent et qui y trouvent un espace, une scène, un chemin pour s’orienter et se renforcer dans leurs propres préoccupations de bien faire leur métier. Elles deviennent pour tout soignant, un révélateur, un médiateur pour mieux comprendre la relation inter-personnelle, pour bien vivre avec autrui, pour le rencontrer non comme objet mais comme sujet, non comme patient, client, ou usager instrumentalisé, mais comme une personne à part entière, à qui l’on doit, en quelque situation ou condition que ce soit, les égards les plus humains, comme nous tenons à ce que les autres nous en témoignent. L’éthique en soin, au bout du compte, traversée par des imaginaires partagés, ne se dévoile jamais plus que dans la réciprocité, dans la reconnaissance que nous devons bien traiter l’autre au même titre que nous voulons être bien traité par lui. Réciprocité certes d’autant plus difficile à assumer et à appliquer lorsque l’autre semble si dramatiquement être loin de moi, même moins que moi. C’est probablement ce qui rend cette obligation plus urgente, plus nécessaire, mais aussi plus difficile, et plus méritoire au final.

Jean-Jacques Wunenburger

Professeur émérite de philosophie 

Université Jean Moulin Lyon 3

Membre du bureau de l’Espace éthique azuréen (CHU de Nice)

1. G. Bachelard, L’air et les songes, p. 144, 1992, éd. Livre de poche.

2. G. Bachelard, L’air et les songes, pp 144-145, 1992, éd. Livre de poche.

3. J.-P. Sartre, L’imaginaire, 2008, éd. Gallimard.

4. On distingue généralement une éthique déontologique réglée sur des lois morales impératives et inconditionnelles (Kant) et une éthique arétique, ou de la vertu qui vise à développer des puissances conduisant à l’accomplissement plénier de soi (Aristote).

5. Voir Jean–Philippe Pierron, Les puissances de l’imagination, 2012, éd. Le Cerf.

6. Max Scheler, Nature et formes de la sympathie, 2013, éd. Payot.

7. Sur la médecine narrative, voir Goupy F. et C. Le Jeunne (dir.), La médecine narrative: une révolution pédagogique, 2016, éd. Med Line.

8. Paul Ricoeur, Temps et récit, 1991, éd. du Seuil.

9. Paul Ricoeur, op.cit., p. 225.

10. Emmanuel Lévinas, Éthique et infini, 1984, éd. Livre de poche.

11. Hans Jonas, Le principe responsabilité, 2013, éd. Champs.

Vignette illustrative: Michele Angelo Petrone via Wellcome Collection

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