La semaine passée, deux informations du monde de l’entreprise sont venues interroger des valeurs auxquelles les soignants sont par essence attachés. D’un côté, la rémunération astronomique du PDG du géant de l’automobile Stellantis qui questionne le principe d’équité. De l’autre, l’annonce par Michelin d’un salaire «décent» permettant à tous ses employés de vivre, et non plus seulement de survivre, faisant alors écho à notre souci de prendre soin de plus vulnérable que nous. Mais pouvons-nous transposer aussi facilement ces concepts de l’entreprise à la santé? Le mot «Éthique», si galvaudé aujourd’hui, recouvre-t-il la même signification dans ces deux champs?

Pour nous, soignants, l’équité n’est autre que le souci de donner les mêmes chances à chacun quelle que soit sa situation de départ. C’est ce que nous appelons justice distributive et que le jurisconsulte romain Ulpien caractérisait par la formule «suum cuique tribuere» soit «rendre à chacun son dû». Ainsi, une fois satisfaite la condition première d’égalité d’accès aux soins (qui, convenons-en, est encore un idéal à atteindre), c’est le principe d’équité qui doit prévaloir: un simple pansement suffira pour un petit bobo mais toute la médecine high tech viendra sans restriction au secours du plus gravement atteint. En fin de compte et de manière générale, l’équité peut être comprise comme une inégalité «juste» qui donne à chacun le même potentiel «d’agir».

En revanche, dans le registre de l’entreprise, le concept d’équité est plus scabreux, se définissant plutôt comme une juste inégalité qui doit le plus souvent le rester. Alors que la détermination du seuil d’acceptabilité d’une inégalité reste pour nous subjective, de l’ordre du flair, elle devient objective et valeur quantifiable en entreprise sous la forme d’un bizarrement nommé ratio d’équité qui mesure l’écart de rémunération qui sépare le PDG du salarié moyen, et que par souci éthique tous les groupes du CAC 40 sont tenus d’afficher.

Quid, maintenant, de ce salaire toujours supérieur au minimum légal que Michelin assure à tous ses personnels? Cette annonce est-elle la prise de conscience d’une responsabilité pour autrui d’inspiration levinassienne, suggérant que le bien-être des employés contribue directement à la santé globale de l’entreprise? En fait, elle relève directement de ce que l’on appelle la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE), particulièrement de cette recommandation de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) d’octroyer un salaire «décent» défini comme «le niveau de salaire nécessaire pour assurer un niveau de vie décent (alimentation, transport, éducation, frais de santé) aux travailleurs et à leurs familles, compte tenu de la situation du pays». Ce revenu devant également permettre de se constituer une épargne de précaution et d’acquérir des biens de consommation.

L’effet d’annonce de Michelin perd donc un peu de sa force lorsque l’on sait qu’une fois les calculs savants réalisés par l’ONG de certification Fair Wage Network (FWN), 95% des salariés étaient déjà rémunérés au-dessus de ce «living wage» (salaire décent). Néanmoins le message fort consistant à dire que le rôle du patron d’une entreprise ne se résume pas à enrichir uniquement les actionnaires mais également à se préoccuper du sort des forces vives de l’appareil de production a largement été relayé par les médias. De fait s’ancre immédiatement dans notre esprit l’image d’un groupe qui renoue avec la tradition paternaliste qui a fait sa réputation. Réalisons quand-même que ce paternalisme industriel qui accompagnait l’ouvrier du «berceau à la tombe», créant pour lui et sa famille cités-jardins, écoles, églises, dispensaires médicaux, et autres équipements sportifs, était un moyen de fidéliser ses travailleurs et probablement une forme non dite d’assujettissement de la main d’œuvre la plus défavorisée sans autre perspective.

À l’inverse, dans le domaine du soin, nous nous méfions aujourd’hui du paternalisme. Considéré comme peu soucieux de l’autonomie de la personne, il ne prend pas suffisamment en compte ses choix, ses préférences et sa capacité d’autodétermination. Le paternalisme consisterait donc à rendre le patient captif de nos propres décisions. Une sorte d’infantilisation non respectueuse. Mais cette méfiance n’est-elle pas excessive? La grande vulnérabilité ne nécessite-t-elle pas un certain degré de paternalisme? Réponse aux besoins non exprimés, soutien, réassurance et aide à la prise de décision sont pourtant des composantes indissociables du soin. Faire pour celui qui n’en est plus capable c’est faire sienne une éthique de vulnérabilité. Finalement le fond de ma pensée c’est qu’un paternalisme «éthique» n’est autre qu’un numéro d’équilibriste qui doit trouver le point d’équilibre entre trois pôles, à savoir la protection de la vulnérabilité, le risque de dépendance et la préservation de l’autonomie restante.

À une époque où chaque entreprise semble arborer le badge de l’éthique, la frontière entre le véritable engagement et le simple marketing devient floue. Le greenwashing, bien connu, a ainsi trouvé son pendant dans ce qu’on pourrait appeler l’«ethic washing», où la vertu apparente masque souvent une réalité moins reluisante. On ne compte plus les scandales impliquant des entreprises qui se disent «vertes et vertueuses» mais qui poursuivent sous le manteau leurs pratiques douteuses (cf. tout récemment les traitements illicites des eaux minérales).

Il est certainement temps de repenser toute la chaîne de l’éthique en entreprise, du fournisseur au consommateur en passant par les conditions de travail et d’existence des forces de production. En effet, bien souvent le périmètre de l’éthique d’entreprise se résume à deux considérations: produire «éthique» pour préserver la planète (on devrait plutôt parler ici d’éco-responsabilité) et consommer éthique pour le santé du client. En revanche, le bien-être des employés est rarement mis en avant et le calcul par Michelin d’une rémunération compatible avec des conditions de vie décentes est une approche altruiste qui a le mérite d’exister et d’être relayée.

Cette démarche pourrait constituer les prémisses d’un nouveau modèle d’éthique en entreprise qui va au-delà du simple respect des lois et des normes environnementales en prenant en compte tous les aspects du bien-être des employés, et pas seulement sous l’angle réducteur de leur seule rémunération.

Et si l’hôpital s’en inspirait….

Pr Gilles Bernardin