Réflexions autour d’une commission ministérielle consacrée à la prospective 2025 (auditions des docteurs Berger et Ameisen du 7 mai 2008) à relire à la lumière d’aujourd’hui.

Par Jean-Jacques Wunenburger, Professeur émérite de philosophie, Université Jean Moulin Lyon 3, Membre du Bureau de l’Espace Éthique Azuréen.

L’apport des biotechnologies à des sociétés dont la population vieillit doit être décrit et évalué de manière à distinguer la prospective technologique et les formes possibles de socialité qu’elles induisent.

1. La révolution des techniques de soin

La maîtrise de l’informatique numérique, de l’intelligence artificielle et des sciences cognitives permet de prévoir une révolution de la clinique, qui passe de l’anatomophysiologie à la technologie numérique pour diagnostiquer, soigner, contrôler, prévoir. La localisation neurobiologique et génétique des pathologies permet d’envisager une intervention à dominantes nanotechnologiques non invasives et mise en œuvre dans le cadre d’une télémédecine. Il en résulte un changement des espaces-temps de la clinique (amplification de la médecine ambulatoire aujourd’hui) et un contrôle permanent et en temps réel des paramètres de la santé des populations, favorisant la prévoyance et donc diminuant les risques de pathologies. Moins de malades, des malades mieux soignés.

2. Les limites du paradigme technologique en clinique

Si l’on peut anticiper la transformation des outils techniques dans les conduites et dispositifs de soin, qui vont en modifier le coût, l’accès, l’utilisation, etc., peut-on pour autant prévoir leur champ d’application et leur rayon d’action? En effet, une grande partie de la pathologie et de la thérapie ne relève-t-elle pas, aujourd’hui déjà ou encore, d’autres formes de procédés non technologiques: pathologies et thérapies psychosomatiques, remèdes placebo, médecines douces naturistes, etc.? On peut même se demander si les contraintes psychiques des sociétés hypertechnologisées ne vont pas faire croître le champ des pathologies chroniques fonctionnelles, qui nécessitent du point de vue clinique une approche psychologique, relationnelle et symbolique aux antipodes de la médecine technologique.

Les nouvelles technologies peuvent certes apporter un confort, une sécurité nouvelle aux pratiques cliniques et préventives, et leur succès peut conduire en termes économiques à une diminution de leur coût malgré leur sophistication technique. Il reste que l’on peut redouter de nouvelles inégalités d’accès et surtout d’utilisation, en fonction des niveaux d’éducation, d’intégration sociale et d’origine culturelle (populations multiculturelles) qui ne pourraient être corrigées seulement par le développement d’une culture techno-scientifique. La question de la justice et de l’équité sera d’autant plus posée que l’accès à ces nouveaux services passera par une économie de marché et des entreprises privées. Ces nouvelles technologies seront-elles activées dans les programmes de santé publique sous contrôle de l’État ou d’associations publiques (prison, population précaire, etc.)? Les inégalités Nord-Sud ne croitront-elles pas encore plus (comme c’est le cas pour la procréation assistée, pour le SIDA, etc.)?

Enfin, quel sera l’impact des nouveaux pouvoirs biotechnologiques sur la psychologie des populations? La surinformation médicale, le contrôle continu de la santé, la pression de la médecine prédictive peuvent susciter des angoisses inédites, des obsessions sécuritaires, des revendications identitaires, sans précédent. La multiplication des sources numériques d’information sur la santé des individus peut comprendre des risques d’instrumentalisation par la collectivité (compagnie d’assurances, sécurité sociale, sûreté nationale, employeurs), malgré toutes les sécurisations pour garantir la confidentialité. Suffira-t-il de légiférer? À l’arrière-plan, l’utilisation et les représentations de ces biotechnologies dépendront de l’évolution des valeurs éthiques et philosophiques, par exemple, concernant l’acceptabilité des risques et de la mort, l’exigence de qualité de vie (demande de mort volontaire accrue ou non en cas de vie prolongée, etc.), sur le « prix » de la santé, etc. Il n’est pas sûr que les refus de l’artificialisation de la vie et des dépendances qu’elle occasionne à l’égard de dispositifs de contrôle, les méfiances à l’égard de la transparence et de la surinformation n’augmentent pas à l’avenir, du fait d’une tendance lourde à remettre en cause la civilisation d’un progrès matériel qui éloigne en fait l’homme de sa condition « naturelle » (écologie, nouveaux mouvements religieux, spiritualités new-age).

3. Applications spécifiques à la population vieillie

Les promesses de nouvelles biotechnologies pour les personnes âgées portent avant tout sur le maintien à domicile, la télésurveillance et la téléassistance, des traitements non invasifs, et donc le maintien d’une santé confortable dans une phase de vie généralement dominée par une médicalisation lourde et angoissante. Il reste que le nouvel environnement numérique risque d’amplifier les tendances vers la désocialisation, voire l’exclusion, des personnes seules ou âgées, puisqu’elles rendent inutiles l’aide bienveillante des autres et la solidarité sociale. Les bénéfices attendus de ces technologies doivent donc être mis en rapport avec les formes de socialité actives à ce moment-là. L’autonomie –et la sécurité– accrues dans la vie quotidienne peuvent aller de pair avec la montée en puissance de l’isolement et donc de phénomènes dépressifs.

On ne doit donc pas viser une progression de ces technologies (logiques de l’innovation technique et de marchés économiques et financiers) indépendamment des modèles de sociabilité attendus ou souhaités, sans se demander quel est le coût psychique et moral de ces améliorations apparentes de la technosphère en termes de santé individuelle et publique.

Il s’agit donc d’anticiper à la fois les formes futures des technologies dans le domaine de la santé, et les conditions sous lesquelles elles peuvent répondre aux besoins et attentes des populations. Il n’importe pas seulement de déterminer les conditions d’acceptabilité individuelle de futurs consommateurs du marché de la santé, mais les conditions de leur intégration dans une société harmonieuse, dans une écologie culturelle. Si les nouvelles technologies devaient trouver un marché de consommateurs, cela garantirait certes leur viabilité économique mais n’aboutirait pas forcément à une société équilibrée psychiquement et juste socialement. Les effets collatéraux possibles (angoisse, dépendances, menaces sur la liberté, pression des normes) pourraient entraîner de nouvelles formes de dysfonctionnement dont les coûts et les effets pourraient être bien plus élevés à moyen terme. Le meilleur des mondes techniques n’est pas forcément le plus « habitable ». Le bien-être ne saurait résulter du seul environnement technologique apprécié en fonction de ses performances et des modes de vie qu’il autorise.

Quant à tabler sur l’adaptation inévitable des humains à leur futur environnement technologique, fut-ce par l’intermédiaire de la publicité, de l’éducation ou de conditionnements, on risque d’oublier la question fondamentale: quel homme voulons-nous pour demain? Question qui ne relève pas de la prospective mais qui doit se poser dès aujourd’hui et dont la réponse peut guider ou perturber le développement interne des systèmes technologiques. Et en l’absence même de cette question et de ses réponses, toute prospective technologique risque de nous conduire vers une multiplication de scénarios tronqués.

Jean-Jacques Wunenburger

Université Lyon 3

Vignette illustrative:
Future Element, par Odra Noel, via Wellcome Collection (CC BY-NC 4.0)