Par Jean-Jacques Wunenburger, philosophe

L’épidémie du coronavirus mobilise les services de santé de manière massive et rapide, sur fond d’une situation anxiogène pour les populations (confinement, séparation et isolement des personnes, pénurie de moyens, fermeture des frontières, etc.). Dans quel contexte se posent dans ce climat les questions éthiques du soin qui avaient gagné en reconnaissance et en compétence en temps de fonctionnement « normal » ? Comment accompagner les soignants, ici et maintenant, sur le plan d’une éthique des soins ? Dans quel contexte, sous quelles formes, avec quelles orientations convient-il d’engager un partage des expériences et interrogations éthiques en urgence ?

1-L’expérience du désarroi

Si une guerre donne à voir une panoplie variée de maladies et blessures, l’actuelle épidémie provoque une pathologie uniforme (pneumopathie grave), déclenchant les facteurs morbides des pathologies sous-jacentes, qui sollicite presque toujours la réanimation, engorgeant ainsi un seul type de service clinique, ses appareils et ses personnels. D’où cette pression inédite sur un seul type de prise en charge et de soin, et la conversion dans la hâte des espaces et des personnels vers cette unique urgence, qui ne peut qu’entrainer une gestion aux limites et un épuisement du personnel mobilisé. Tel est le drame humain : en situation d’inadaptation et de pénurie de l’offre médicale, peu anticipée, peu simulée, la demande brutale, massive, engendre un affolement des services, des échecs de prise en charge, des décès en nombre, surtout de patients à polymorbidité chronique.

Certes attentats, catastrophes techniques ou naturelles, épidémies antérieures (SRAS, Ebola, etc.) ont déjà entrainé, localement ou régionalement dans le monde, à pareille situation-limite. Mais notre perplexité et notre angoisse viennent en plus cette fois de ce que le système de santé publique des États, par son imprévision, par ses impérities, nous soumet, dans l’improvisation, à des injonctions contradictoires : protéger et se protéger sans avoir toujours les moyens adéquats (tests, gels, masques), s’enfermer chez soi tout en maintenant nos activités extérieures, économiques et même électorales !! Il reste à se confier à l’auto-diagnostic et à l’auto-guérison (généralement prohibés hier par les messages de santé publique), pour oublier ou cacher que les recherches de thérapie sont encore en cours, voire controversées (médicament, vaccin), qu’il faut sacrifier nos libertés pour que le système de santé puisse annoncer une amélioration du décompte quotidien des morts (diagnostiqués ou non). Comment absorber intellectuellement, émotionnellement une telle situation ? Comment trouver la réponse comportementale juste ? Comment ne pas être perplexe, désorienté, sujet à un ressentiment envers la société et à une culpabilité –au moins diffuse– envers soi-même, celle de ne pas trouver la réponse adéquate à la situation ? Comment une telle crise, mêlant erreurs, fautes, drames, pourrait-elle inspirer un sentiment de bien penser, de bien agir, de bien vivre ?

2-L’onde de choc de la colère

D’un point de vue éthique, on ne peut esquiver une évidence croissante, celle de la responsabilité des acteurs politiques de la santé publique qui ont mis en danger la population par leurs stratégie et communication, depuis bien avant la crise. Il semble bien que d’autres sociétés –asiatiques– soient parvenues avec d’autres options à affronter mieux le défi sanitaire du virus. Le citoyen et le personnel de soin ne peuvent se défaire de l’impression, de l’idée, qu’il existe dans bien de nos pays (d’Europe latine surtout), de probables erreurs ou fautes de gestion, qui touchent aux valeurs biopolitiques d’un État moderne.

Comment ne pas oublier la situation récurrente de crise des hôpitaux, les grèves, manifestations et colères qui ont défrayé l’actualité en 2019 (l’hôpital CHU « Muller » de Mulhouse, au cœur de la tourmente, était déjà en situation de dysfonctionnement profond l’an dernier) ? L’indignation rampante du monde de la santé face aux politiques de la recherche et de la gestion hospitalière n’accompagne-t-elle pas, aujourd’hui encore, chaque soignant, portant une sorte de souffrance diffuse qui éclate plus ou moins à la moindre déception, frustration ou agression durant son travail quotidien ? Le sentiment d’injustice reste fort, ressenti spontanément ou relayé et amplifié par des organisations professionnelles ou syndicales. Si le soin est d’emblée perçu comme une valeur bonifiante, altruiste, le rangeant du côté des valeurs du bien, le sentiment lassant de ne pouvoir toujours l’exercer à la hauteur des besoins ou à bon escient, finit par l’associer à une valeur morale négative (malfaisance, maltraitance). Engager une question éthique sans partir de ces prémisses serait sans aucun doute une maladresse, voire une arrogance.

3-Le défi du « care » en urgence

L’intensification des soins, en situation de tension, peut laisser craindre un affaiblissement voire un recul des protocoles éthiques relationnels, sous la pression de la fatigue et du stress des soignants. Même si la détresse des malades, leur solitude face à l’éloignement des proches, leur peur de mourir peuvent provoquer des réactions perturbées, une baisse de vigilance dans l’attention, la bienveillance et l’humanité dues au patient, il importe de maintenir, envers et contre tout, l’attente et l’exigence de traiter tout patient dans le même respect et la même dignité. Si les situations occasionnelles de nervosité et de fatigue peuvent entrainer des gestes et paroles parfois plus rudes et plus impatientes, il reste que l’éthique du « care » doit être rappelée, transmise et partagée par tous, de manière non négociable. Si elle peut conduire à improviser et à inventer des formes de compromis pratique, elle doit rester attachée aux principes moraux fondamentaux et intangibles : respect et dignité de chacun.

4-Le récit de l’abstention raisonnable

La saturation des ressources de réanimation peut aussi entrainer des situations dramatiques de priorisation et de hiérarchisation de malades (le recours au terme technique de « tri » qui s’applique tous les jours à nos « déchets », doit être banni), qui peuvent susciter des vécus de souffrance empathique et éveiller des réactions scandalisées devant l’inacceptable. Il convient sans doute alors d’adopter deux approches, apparemment antagonistes mais complémentaires, et qui soulignent le paradoxe de la situation et la perplexité qui en résulte :

  • D’abord la période d’engorgement des ressources contraint à exercer, plus qu’à un autre moment, les protocoles de suspension de l’acharnement thérapeutique, déjà amplement précisés dans l’arsenal législatif et déontologique (lois Léonetti). S’abstenir de poursuivre ou d’entamer pour un malade une réanimation peut résulter d‘une application du principe de non acharnement, motivé par des principes éthiques sur lesquels la communauté médicale a trouvé un large consensus.
  • Il reste que ces situations, qui sont moins nombreuses, mieux préparées (cas des directives anticipées) et mieux encadrées (par des décisions collégiales, des contacts avec la famille ou la personne de confiance) en temps normal, peuvent conduire à des vécus actuellement plus difficiles à assumer pour le personnel soignant. Il importe alors d’invoquer aussi un contexte pratique de médecine de catastrophe ou de médecine de guerre (Le président Macron a bien placé – à tort ou à raison-, la crise sous cette catégorie belliciste, sans adversaire humain). Celle-ci a été mise en place, dans le cadre des armées, sous forme de protocoles pour l’accueil et le traitement des blessés et des agonisants, en intégrant, dans son éthique d’exception, une part de traumatismes émotionnels et affectifs induits par les modalités du soin en situation extrême, que la profession militaire apprend aussi à surmonter. On est donc bien enclin de faire partager une vérité factuelle : le soin, même en situation de paix, est passé dans un registre non d’échec ou de cruauté, mais de pratique la moins mauvaise, étant donné que l’idéal ou le normal n’est plus possible.

Les situations douloureuses rencontrées dans les services d’urgence et les blocs opératoires, pour ne pas entrainer d’effondrement psychologique et de détresse morale, peuvent donc donner lieu à un nouveau « récit éthique », qui se tient à la fois dans le prolongement d’une médecine d’obstination raisonnable antérieure à l’épidémie et d’une médecine de catastrophe, qui en situation d’urgence, de risques et de pénurie, sauve au mieux le plus grand nombre, mais sans pouvoir porter secours inconditionnellement à tous.

La situation actuelle de médicalisation de l’épidémie du coronavirus, par les bouleversements qu’elle implique, sur fond d’une situation structurellement dégradée, déjà pressentis avant, amplifiés par la rapidité de l’intensification des pratiques soignantes qu’elle produit, par les chocs émotionnels, affectifs, cognitifs qu’elle suscite (trop médiatisés sans doute), appelle bien un accompagnement éthique pressant. Il importe, de ce point de vue, propre en éthique, de décrypter la circulation, la variété, la complexité des termes de bien et de mal dans les systèmes, situations, comportements, décisions et actions médicales, qui ne s’appliquent pas forcément à la même chose et de la même manière. La situation vécue mêle toutes sortes d’expériences, de représentations, de jugements, de ressentis, qui nécessitent des analyses nuancées et subtiles. Il faut éviter d’afficher le terme « éthique » comme une sorte de sésame, de mantra hors sol ou brandi comme un supplément d’âme. Le bien et le mal se rencontrent à différents niveaux de la pratique, micro ou macro, individuelle et collective, et il faut veiller à chaque moment, à chaque niveau, à mieux démêler les oppositions des valeurs et aussi les gradations de leur mise en œuvre. La conscience morale du bien et du juste, du mal et de l’injuste, est aujourd’hui sollicitée dans le monde des soignants de manière continue et tous azimuts. Évitons la dramatisation excessive, qui entrave l’agir, comme l’irénisme et la condescendance des « éthiciens », prétendument détenteurs d’une vérité. Écoutons, dialoguons, suggérons, accompagnons avec modestie et pudeur, dans la crainte et le tremblement, les témoignages, les paroles, les croyances, les réflexions en cours pour soulager au mieux, sachant que l’heure des leçons éthiques doit être renvoyée à l’après-crise.

Jean-Jacques Wunenburger
Professeur émérite de Philosophie
Bureau Espace éthique azuréen