Par Jean-Jacques Wunenburger, Professeur émérite de Philosophie

La pérennisation et la mondialisation simultanée de la lutte contre l’épidémie de Covid-19, surtout sous sa forme de pathologie spectaculaire et létale, même en nombre proportionnellement limité pour l’instant, nous interpelle sur un plan éthique sous de multiples aspects. On peut détacher quelques points sensibles qui mettent en difficultés nos  repères éthiques :

1- La communication publique du gouvernement comme des médias s’inscrit dans des choix sémantiques surprenants et discutables. La comparaison de la réponse médicale et sociétale au virus avec une « guerre » provoque, sans doute, un choc émotionnel qui a comme effet de suspendre les intérêts personnels égocentrés et d’accepter les plans d’organisation collective permettant d’y faire face. Pourtant, ne peut-on pas se demander si cet emploi n’est pas frauduleux, mystifiant, contre-productif et à terme peu crédible ? Confondre un produit toxique de la nature avec un ennemi, laisser espérer qu’on peut le vaincre, qu’on peut négocier, signer un cessez-le-feu, etc., fait s’effondrer la métaphore et fausse l’approche. L’emploi devient encore plus inapproprié lorsqu’on dévoile que l’armée manque de moyens… On peut sans doute justifier un mensonge par omission (la raison d’État) pour éviter de paniquer, mais institutionnaliser un mensonge sur la dénomination même de ce qu’on doit soigner, n’est-ce pas une erreur ou même une faute ?

2- La pénurie des méthodes prophylactiques et cliniques conduit à des mesures de confinement généralisé de la population qui entraine à terme un coût immense, des désastres économiques et financiers, des stress de la population, même si elle voit apparaître aussi une pléiade d’inventions pragmatiques au quotidien, des parades sociales, des improvisations de vie alternative, des bonds en avant de techniques longtemps en question, etc. Si l’heure d’établir des responsabilités politiques et administratives n’est pas encore venue, on ne peut faire comme si l’approche de l’épidémie se faisait dans un cadre normal idéal (rationnel, adapté, performant), bien anticipé, bien pensé, bien mis en œuvre. Les épidémies sont depuis longtemps des risques sanitaires imprévisibles aux conséquences souvent dramatiques, mal maitrisées. L’expérience des précédentes pandémies et la réflexion après coup n’auraient-elles pas dû conduire à anticiper des réponses et des plans face aux maladies contagieuses, étant donné leur dangerosité et leur caractère foudroyant (voir la grippe espagnole de 1918) ? Le tsunami asiatique n’a-t-il pas permis de créer un réseau d’alerte international sur les rivages ? Pourquoi les études prospectives visionnaires (de Bill Gates après Ebola !) ou alarmistes (le rapport Salomon) ont-elles toujours été écartées ? Or tout le dispositif de confinement des États occidentaux, improvisé à la hâte, n’est-il pas qu’une réponse de second rang, un pis-aller (dont les conditions de levée restent en plus encore floues), qui suscite une défiance compréhensible, puisqu’on sait qu’il aurait fallu opter pour d’autres stratégies (davantage mises en œuvre par des pays asiatiques) pour être efficaces ?

3- La recherche clinique. Si le plan européen Discovery a enfin permis de commencer des études scientifiques selon des procédures réglementaires sur plusieurs médicaments, la polémique française autour de la chloroquine reste inquiétante. On voit s’affronter deux logiques : une logique d’appareil corporatiste de santé publique (parfois sous-tendue d’intérêts marchands) privilégiant longtemps la suspension de traitements « prometteurs » empiriquement, mais accusés de reposer sur des données incomplètes, voire biaisées, et une logique pragmatique, invoquant l’urgence du soin, au nom de l’obligation morale de porter secours. Ne pourrait-on pas davantage utiliser avec flexiblité les ressources de la législation pour trouver un compromis, ce qui semble être enfin la voie empruntée depuis le 27 mars [1] ? Il reste que d’un côté on ne peut encore s’assurer de l’efficacité du traitement antipaludéen étendu (dont les résultats positifs peuvent cacher des guérisons spontanées ou des effets placebo), ce qui n’interdit pas son utilisation en connaissance de cause ; mais de l’autre, on ne peut que s’étonner que l’autorisation limitée accordée en France se limite aux cas les plus graves (où la médication risque de venir trop tard, alors qu’elle serait indiquée lors des premiers symptômes). Une  rationalité éclairée, libérée des préjugés, inspirée par une éthique de responsabilité plus que par une éthique de conviction, ne permettrait-elle pas de trouver des réponses à la fois utiles –en urgence– et morales ?

4- La médecine a depuis un certain temps clarifié son rapport à la question des limites raisonnables de la poursuite de soin. Si l’obligation première est de porter secours, les moyens techniques de plus en plus sophistiqués et coûteux doivent-ils être pour autant utilisés inconditionnellement, « coûte que coûte » ? Des lois (Léonetti) et règlementations ont permis d’admettre des protocoles de sédation conduisant à la mort, promouvant des soins palliatifs et évitant l’acharnement thérapeutique. La situation actuelle d’afflux hors normes de patients, disproportionné aux moyens disponibles, doit être protégée contre une approche trop pragmatique, trop réaliste, voire froide de la décision thérapeutique (on ne peut accepter moralement le terme dégradant de « tri »), mais inversement, elle doit conduire à ne pas culpabiliser les soignants, ni qu’ils se culpabilisent, de devoir agir en situation exceptionnelle (de catastrophe ou de guerre), où s’applique de fait un rationnement des soins selon des critères de viabilité. La ligne de crête entre altruisme compassionnel et froideur comptable est parfois mince, mais il convient de la maintenir coûte que coûte, pour que chacun, en son âme et conscience, puisse prendre le risque de décisions dramatiques, toujours collégiales.

5- La stratégie de prise en charge. L’épidémie, prise en charge par un « plan blanc » des hôpitaux, entraine parfois une surcharge fonctionnelle, aux limites de l’acceptable. Cette situation, due sans doute à la pénurie des installations, des appareillages et des personnels, a engendré un dévouement presque inhumain, aux limites du possible, sur fond de rémunérations dérisoires et de budgets malthusiens. Mais pourquoi le système public n’a t-il pas conduit, dès le début, à réquisitionner les hôpitaux et cliniques privés, souvent prêts à l’accueil des malades ? Pourquoi n’a-t-on pas vu davantage réagir (à quelques initiatives près du style LVMH), comme dans d’autres circonstances (« gilets jaunes », grèves, incendie de Notre-Dame) des mécènes privés, des fondations généreuses, des associations ad hoc, pour offrir de prendre en charge l’effort médical de la nation, par des opérations de dons et de soutien matériel et financier ? Ce manque de synergie et de mobilisation, hors des services dédiés, ne questionne-t-il pas ? Où sont passés les appels humanitaires et les élans de solidarité qui faisaient l’actualité lors des beaux jours ?

6- La gestion sanitaire de la population contaminée et confinée vient de requérir l’aide de l’intelligence artificielle pour le traitement de données, le suivi de populations (géolocalisation), à des degrés différents selon les pays (Orange en France), et surtout le télétravail, avec les consultations médicales à distance. Jusqu’à hier cette extension du numérique dans la santé faisait question et a suscité de nombreux colloques de réflexion critique. D’un seul coup l’épidémie a permis de sauter à pieds-joints dans l’e-santé et de favoriser l’entrée en jeu des GAFA (Google appelée par le président Trump). La demande urgente de sécurité vient de faire oublier d’un seul coup la crainte de la régression de la liberté publique et privée.  La santé publique vient-elle de créer un effet de bascule irréversible ? Ou ne faudrait-il pas remettre en jeu, à terme, la question éthique de la direction prise dans la tourmente et l’angoisse ?

7- Comme en période de guerre, les décès, en grand nombre en période d’exception (confinement), perturbent profondément la fin de vie, les funérailles et le deuil. Les nouvelles situations d’agonie, dans le contexte de l’isolement des malades dans les EHPAD, ouvrent un pan d’inquiétude et de souffrances inédites dans nos pays. Le traitement des dépouilles en urgence (morgues improvisées, souvent sans doute avec le minimum de soin cosmétique), l’éloignement forcé des familles du mort, l’exfiltration (en Italie par l’armée) vers des sites de crémation éloignés, la suppression ou le format réduit des funérailles, sont en train d’entrainer (dans beaucoup de régions européennes sinistrées) des traumatismes psychiques majeurs dans le cercle proche et éloigné de patients décédés. Comment supporter ces fins de vie douloureusement expéditives, désocialisées, délocalisées, déritualisées ? La médecine, si elle est centrée sur le sauvetage de vies en danger, peut-elle oublier qu’elle doit aussi accompagner les personnes humaines jusque dans la mort (médecine légale). Le respect et la dignité sont des valeurs non négociables pendant et après la vie. Comment maîtriser cette situation, qui est exposée à des conséquences psychologiques et morales insondables [2]?

La crise sanitaire, affrontée avec un dévouement et une compétence admirables par les parties prenantes, soulève beaucoup d’interrogations, de questionnements, d’inquiétudes et de souffrances. Plus que jamais l’éthique doit rester vigilante et présente à chaque moment, comme un caillou dans la chaussure.

29 mars 2020

Jean-Jacques Wunenburger

Professeur de émérite de Philosophie

Espace éthique azuréen CHU Nice


[1] Les dispositions légales permettent en fait une gestion plus souple des choix thérapeutiques que ce que prétendent certains scientifiques.

Selon les dispositions de l’article L. 5111-1 du Code de la santé publique, est un médicament toute substance ou composition présentée comme possédant des propriétés curatives ou préventives à l’égard des maladies humaines ou animales.

Les médicaments font l’objet d’une demande d’autorisation de mise sur le marché qui prévoit entre autres les indications thérapeutiques. 

Les dispositions de l’article R. 4127-8 du Code de la santé publique prévoient le principe selon lequel le médecin est libre de ses prescriptions dans la limite de ce qui est nécessaire à la qualité, à la sécurité et à l’efficacité des soins.

Ce principe trouve une limite dans les dispositions de l’article R. 4127-39 du même Code qui interdisent au médecin de proposer aux malades comme salutaire ou sans danger un remède illusoire ou insuffisamment éprouvé. C’est l’interdiction du charlatanisme.

Depuis une loi du 29 décembre 2011 (Loi n° 2011-2012 adoptée à l’époque de l’émergence du scandale dit du Médiator), le législateur a expressément autorisé qu’une spécialité pharmaceutique puisse faire l’objet d’une prescription non conforme à son autorisation de mise sur le marché (L. 5121-12-1 du Code de la santé publique). 

Cependant, cette possibilité est soumise à un certain nombre de conditions.

La prescription non conforme à l’autorisation de mise sur le marché est autorisée en l’absence de spécialité de même principe actif, de même dosage et de même forme pharmaceutique disposant d’une autorisation.

La règle est qu’il est nécessaire qu’une recommandation temporaire d’utilisation, établie par l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, sécurise l’utilisation de cette spécialité dans cette indication ou ces conditions d’utilisation. 

La loi prévoit cependant une exception à la règle en l’absence de recommandation temporaire d’utilisation dans l’indication ou les conditions d’utilisation considérées.

Dans ce cas, une spécialité pharmaceutique ne peut faire l’objet d’une prescription non conforme à son autorisation de mise sur le marché qu’en l’absence d’alternative médicamenteuse appropriée disposant d’une autorisation de mise sur le marché ou d’une autorisation temporaire d’utilisation et sous réserve que le prescripteur juge indispensable, au regard des données acquises de la science, le recours à cette spécialité pour améliorer ou stabiliser l’état clinique de son patient.

C’est dans ce cadre semble-t-il que se situe notre problème.

Il est à noter que la loi spécifique qui autorise et encadre la prescription d’un médicament non conforme à l’autorisation de mise sur le marché, en fin de compte, rejoint la règle générale de la liberté de prescription du médecin.

Dans ce cas, le prescripteur informe le patient que la prescription de la spécialité pharmaceutique n’est pas conforme à son autorisation de mise sur le marché, le cas échéant, de l’existence d’une recommandation temporaire d’utilisation, des risques encourus et des contraintes et des bénéfices susceptibles d’être apportés par le médicament et porte sur l’ordonnance la mention :  » Prescription hors autorisation de mise sur le marché  » ou, le cas échéant,  » Prescription sous recommandation temporaire d’utilisation « .

Il motive sa prescription dans le dossier médical du patient.

Ainsi, soit l’État par l’intermédiaire de l’Agence nationale de sécurité du médicament délivre une recommandation temporaire de mise sur le marché, soit le médecin prend la responsabilité d’une prescription en dehors de toute autorisation, même provisoire.

Dans ce cas, l’appréciation a posteriori de l’éventuel comportement fautif du médecin reposera sur ce que l’on entend par « le prescripteur juge indispensable, au regard des données acquises de la science ».

L’exercice de la médecine est apprécié par nos juridictions à la fois comme une science et comme un art.

C’est pourquoi nos magistrats considèrent que le médecin choisit la thérapeutique qu’il estime adaptée en croisant les recommandations des sociétés savantes et publications, son expérience et son savoir-faire. 

Il fonde son choix sur l’évaluation des bénéfices et des risques et ce, en concertation avec le patient à qui il aura délivré une information loyale, adaptée et claire afin d’éclairer son consentement.

Pour ce qui est enfin de la notion de recherches impliquant la personne humaine, l’article R.1121-1-1 du Code de la santé publique nous dit que les recherches impliquant la personne humaine portant sur un médicament sont entendues comme tout essai clinique d’un ou plusieurs médicaments visant à déterminer ou à confirmer leurs effets cliniques, pharmacologiques et les autres effets pharmacodynamiques ou à mettre en évidence tout effet indésirable, ou à en étudier l’absorption, la distribution, le métabolisme et l’élimination, dans le but de s’assurer de leur innocuité ou de leur efficacité.

L’article L. 1121-13 limite la réalisation de recherches biomédicales à certains lieux disposant des moyens humains, matériels et techniques adaptés à la recherche et autorisés.

Documentation rassemblée par Maître Sophie Chas (EEA-CHU)

[2] Voir dans Le Figaro du 23 mars les réflexions du Président du Comité national d’éthique du funéraire, membre émérite du Conseil scientifique de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP), Damien Le Guay, qui enseigne par ailleurs au sein des espaces éthiques régionaux d’Île-de-France et de Picardie. Il est l’auteur de plusieurs essais sur la mort, dont «Le Fin Mot de la vie» (Le Cerf, 2014).