La médecine moderne a littéralement bouleversé notre conception de la maladie par son recours à la science mathématisée, c’est-à-dire par la traduction de toutes les qualités ressenties en quantités chiffrables. Très loin du ressenti du patient. Une évolution qui questionne le rôle du médecin et notre rapport au soin.

Par Guillaume von der Weid, philosophe en éthique médicale et enseignant à Sciences-Po.

Un malade est comme la victime d’un crime. Comme elle, il subit un préjudice dont la cause est masquée. Et le médecin, à la manière d’un enquêteur, va examiner les indices symptomatiques pour en débusquer le malfaiteur. Le paradoxe de la médecine moderne, c’est qu’en perfectionnant l’identification et le traitement des pathologies, elle les a rendues moins reconnaissables pour les patients. Car à la maladie traditionnelle, définie comme une lutte manichéenne d’un corps sain contre une agression dangereuse, s’est substituée une maladie chiffrée, rationalisée, moins lisible par ses symptômes, comme un tueur en série qui se serait transformé en un trader dissimulant ses pertes dans l’écheveau de produits dérivés. Ainsi, les maladies qui ont parmi les plus forts taux de morbidité sont aujourd’hui des maladies métaboliques comme le diabète [1], les dysfonctions endocriniennes ou encore l’obésité, des maladies qui n’ont plus d’origines détectables claires, mais consistent en écarts à une norme construite sur des variables multifactorielles et probabilistes. La compréhension de la maladie ne provient plus d’une expérience vécue en première personne, mais d’une analyse épidémiologique extraite de statistiques. Or cette perte de repère n’a pas seulement un impact sur le vécu du patient, mais aussi sur la capacité à débattre des grands enjeux de santé, et finalement sur le sens même de la maladie. Comme si la précision des données avait brouillé le sens des choses, comme si, à mesure qu’on voyait mieux ce qui peut nous guérir, on comprenait moins ce qui nous rend malades. De quoi sommes-nous vraiment malades ? (Source: Le nouveau magazine littéraire)

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Dans Le nouveau magazine littéraire lire aussi « Covid-19 : Un bouleversement problématique et problématisant » par Réjane Sénac, directrice de recherche CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po – CEVIPOF, autrice en particulier de L’égalité sans condition. Osons nous imaginer et être semblables (Rue de l’échiquier, 2019): accéder à l’article