Par le Pr Gilles Bernardin, Président de l’Espace Éthique Azuréen

Eh bien voilà, c’est fait ! Au terme de débats animés, nos députés et sénateurs ont entériné le souhait du gouvernement de mettre à disposition du public une application de traçage des personnes à risque d’avoir été exposées à un sujet porteur du SARS-CoV-2. Validée par la CNIL en début de semaine car respectueuse de la règlementation européenne sur la protection des données personnelles, l’application StopCovid sera téléchargeable dans quelques jours. Elle est un des éléments constitutifs du dispositif numérique imaginé pour lutter contre la propagation du Covid-19. Alertés par leur smartphone qu’ils auront été en contact rapproché (< 1 m, 15 minutes) avec une personne contaminante, les utilisateurs seront invités à consulter pour se faire dépister et à se placer en isolement pour deux semaines. Sur la base de ces alertes, des brigades d’enquêteurs se rendront au domicile des personnes covid+ et des sujets contacts pour investiguer leurs interactions sociales récentes afin de remonter de proche en proche la chaîne de transmission virale.

Cette enquête épidémiologique s’appuiera sur deux fichiers nationaux, le fichier SI-DEP (géré par le Ministère de la santé, l’APHP, Santé Publique France) qui recense les sujets détectés positifs par PCR, ainsi que le fichier Contact Covid (géré par l’assurance-maladie) qui collecte les informations relatives aux patients Covid et aux personnes contacts (données spatio-temporelles d’exposition au risque de contamination, signes cliniques, antécédents médicaux, besoins d’accompagnement social). La séquence « TRACER-ALERTER-TESTER-ISOLER » est devenue le nouveau mantra de la sécurité sanitaire.

Pour jouer utilement son rôle, cette application devrait être téléchargée par une fraction significative de la population. Pour nous faire adhérer au concept il nous est garanti que son utilisation ne se fera que sur la base du volontariat, sans pénalisation de ceux qui s’y refusent, dans le strict respect de la vie privée sous couvert d’une anonymisation (en réalité une pseudonymisation) des données personnelles échangées. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’un système de traçage numérique de la population permettant de reconstruire l’arborescence de nos interactions sociales. Ce type d’intrusion dans nos comportements est à ce jour totalement inédite; et même si elle se déploie pour la « bonne cause », nous devons nous interroger non seulement sur l’efficacité à attendre du dispositif mais surtout sur les enjeux éthiques soulevés par la diffusion d’un système de surveillance de masse.

Aujourd’hui nous ne pouvons préjuger de l’efficacité de StopCovid et devons attendre le retour d’expérience. Il faut prendre en considération qu’il s’agit d’une application générant des alertes systématiques non discriminantes qui pourrait, si elle remplit trop bien son rôle, conduire à la réalisation massive de dépistages inutiles (PCR). Par contraste, le processus classique d’enquête épidémiologique manuelle, qui a prévalu jusqu’à ce jour pour toutes les épidémies auxquelles nous avons été confrontés, permet un dépistage ciblé sur la base d’une évaluation du risque réel des sujets « contacts ». Autre limite du dispositif à prendre en compte, 13 millions de Français n’ont pas de smartphone, et les utilisateurs d’Iphone seront pénalisés car StopCovid ne peut tourner en tâche de fond, l’application devant être ouverte en permanence pour que l’émission-réception bluetooth soit active.

Les enjeux éthiques de sécurisation de nos informations personnelles doivent retenir notre attention en dépit de toutes les assurances qui nous ont été données. Même si le respect de la vie privée est toujours mis en avant, il faut savoir qu’une anonymisation robuste de nos données personnelles fait immanquablement perdre de l’information. C’est pour cela que la solution retenue est celle de la pseudonymisation qui gomme notre identité mais expose au risque d’une ré-identification (certes plus ou moins complexe) par croisement des bases de données. Dans un esprit de souveraineté numérique, contrairement à la plupart des partenaires européens, la France a fait le choix d’un système de centralisation des données de traçage. A contrario une approche décentralisée telle que préconisée par le parlement européen (1) et plébiscitée récemment dans une lettre ouverte par plusieurs centaines de chercheurs en informatique (2), a l’avantage de laisser les données de traçage dans le smartphone de chaque utilisateur, évitant leur transit via le réseau et un hébergement central toujours à risque d’une intrusion malveillante.

Cependant, sans faire appel à une compétence informatique particulière, en détournant simplement la finalité de la fonction première qui est d’échanger un identifiant crypté avec tout téléphone resté un quart d’heure à proximité immédiate, des spécialistes en cryptographie ont imaginé nombre de scénarii de mésusages plus ou moins hostiles de cette application (3), telle qu’une fausse alerte massive « infection coronavirus » dans un espace public, une situation de discrimination à l’embauche, l’élimination d’une star du foot de la Champions League, ou la ruse d’un hypocondriaque pour identifier lequel de ses voisins est malade. Un autre élément à prendre en compte est le nombre considérable d’enquêteurs (le chiffre de 30.000 a été avancé) qu’il faudra dépêcher sur le terrain suite aux alertes générées en masse par StopCovid. Le risque est alors grand de fragiliser la notion de secret médical puisqu’il y aura nécessité de recruter et former en urgence des brigades intégrant beaucoup de non-médecins qui auront ainsi accès à des données médicales confidentielles.

Bien sûr nous savons et nous comprenons que l’objectif principal de cette application est de concourir avec le reste du dispositif à éviter la catastrophe à grande échelle que constituerait la nécessité de reprise du confinement en cas de réactivation de l’épidémie. Mais il s’agit ni plus ni moins d’un système de traçage numérique des individus en vue de se prémunir d’une menace, aujourd’hui virologique, demain peut-être d’un autre genre. Si l’on était un tant soit peu cynique on oserait dire que nous passons sans coup férir de l’enfermement du confinement à la liberté surveillée grâce à la magie d’un bracelet électronique que nous avons déjà tous dans la poche et qu’il nous suffit d’activer en un clic puis d’oublier ensuite qu’il dessine en toile de fond le réseau de nos rencontres, de nos amitiés et autres relations. Comment s’empêcher de penser que la philosophie vertueuse qui légitime aujourd’hui l’utilisation d’une application de traçage ne puisse un jour, en fonction des circonstances, faire place à la volonté débridée d’un biopouvoir de ressortir la technologie du tiroir dans une optique moins avouable? Cette idée qui dérange, fantasme pour les uns, doute raisonnable pour les autres, atteste bien du « scrupule éthique » qui nous habite et conduit à reconsidérer la situation. À l’instar du scrupulum, ce petit caillou pointu coincé dans les caligulae du légionnaire gênant sa marche et obligeant à faire une pause.

Dès son début, la gestion de crise s’est construite sur les peurs archaïques que suscite le processus de contagion, alimentées chaque soir au JT par le décompte des décès quotidiens. En conséquence, nous avons massivement plébiscité les mesures drastiques qui, pour notre bien, limitaient nos libertés fondamentales, nous éloignaient des êtres chers, arrêtaient nos outils de productions et faisaient basculer des millions de français dans un chômage espéré transitoire. Aujourd’hui, même si une vigilance active reste de mise, le répit à mettre au crédit du civisme qui s’est massivement exprimé, nous donne le temps de la réflexion individuelle afin de poser les limites des engagements que nous voulons contracter pour la suite.

Quant à l’utilisation de StopCovid, j’invite chacun à tenter de répondre en conscience à l’éternelle question éthique quotidiennement ressassée dans les services hospitaliers mais qui se prête bien à la situation: « Je sais le faire, je peux le faire, mais est-ce que je dois le faire? ». Soumettre cette interrogation à son propre jugement critique c’est faire soi la merveilleuse formulation que Sylviane Agacinski a retenu pour définir l’Éthique, à savoir une délibérée « autolimitation de la puissance« .

Pr Gilles Bernardin

Président de l’Espace Éthique Azuréen


1. https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2020-0054_FR.html – Résolution du Parlement européen du 17 avril 2020 sur une action coordonnée de l’Union pour combattre la pandémie de COVID-19 et ses conséquences (2020/2616(RSP)) – paragraphe 52

2. https://drive.google.com/file/d/1OQg2dxPu-x-RZzETlpV3lFa259Nrpk1J/viewJoint Statement on Contact Tracing: Date 19th April 2020

3. https://risques-tracage.fr/docs/risques-tracage.pdf – Le traçage anonyme, dangereux oxymore: analyse de risques à destination des non-spécialistes