La reproduction sexuée est restée jusqu’à il y a quelques années un aspect de la vie humaine abandonnée au hasard, livrée au doute, bref à tout ce qui en faisait un effet incontrôlable de la vie hétéro-sexuelle. En quelques décennies, contraception généralisée et intervention médicale ont fait basculer dans l’opposé, en faisant entrer l’intimité de l’alcôve dans l’asepsie des laboratoires high tech. Cette technicisation impressionnante de la reproduction soulève de nombreuses interrogations pour le vivant, pour la personne humaine et pour le couple. La procréation humaine, qui dans notre civilisation s’est vue intégrée dans un projet de réalisation spirituelle de l’humanité, ne devient-elle pas une entreprise biologique industrialisée et déshumanisée dont Aldous Huxley avait prémonitoirement décrit les possibles dans « Le meilleur des mondes » ?

Incontestablement les processus biologiques permettant la reproduction chez l’homme et la femme relèvent d’une médicalisation dès lors qu’ils sont altérés par des dysfonctionnements anatomiques ou fonctionnels. On peut certes considérer encore la stérilité non comme une maladie mais comme un destin, dont on peut toujours supporter la frustration ou sublimer le handicap, mais la recherche de la fécondité a été de fait une des plus anciennes visées des médecines traditionnelles. La maîtrise scientifique des processus cellulaires a permis des interventions de plus en plus fines et inoffensives, qui permettent de corriger la nature défaillante. Il reste que la sophistication des techniques de la PMA, mise au service d’abord d’une simple remédiation, expose d’une part à une décomposition du comportement sexuel de la reproduction qui frise l’abstraction aliénante et d’autre part à une surenchère de performances pour satisfaire n’importe quel désir de patients ou de médecins. Quelle juste mesure peut-on donc trouver entre la condamnation aveugle de l’interventionnisme au nom d’un respect de la nature sacrée et un prométhéisme outrancier qui veut subordonner les mécanismes de la vie à n’importe quelle utopie ? Comment statuer sur l’artificialisation et la subjectivation de la procréation ?

1- L’artificialisation de la procréation : la panoplie des techniques de rémédiation est multiple, plus ou moins complexe et incertaine quant aux résultats attendus. L’intervention médico-technique ne pose guère de problèmes fondamentaux tant qu’elle se présente comme une simple médiation à l’intérieur d’un couple constitué. Mais comment évaluer les formes plus artificielles du détour technique ? Le recours à un tiers donneur de sperme crée un brouillage génétique, qui ouvre sur des questions d’identité, mais qui ne fait que systématiser dans la cadre du laboratoire, l’interférence d’un tiers, qui a toujours obscurci les pistes de la paternité réelle pendant des millénaires. Le recours à un tiers « maternel » (mère porteuse) constitue par contre un relai biologique tout à fait innovant, dont on ne peut mesurer encore l’impact psychosociologique et qui signe un aventurisme inquiétant, largement médiatisé par les Comités d’éthique. De manière générale la PMA, en dissociant pratique sexuelle et fécondation, et souvent couple affectif et partenaires de la procréation, risque d’entraîner un ensemble de dérèglements symboliques, qui ne sont pas forcément anticipés et maîtrisés par les patients et par les médecins. La médicalisation, parfois longue et éprouvante, risque de rétroagir sur le désir partagé de progéniture, en activant des traumas infantiles ou des images inconscientes qui peuvent dégrader la relation d’un couple. Si le bonheur d’une réussite peut l’emporter sur les séquelles de la médicalisation, l’humiliation d’un échec peut entraîner des perturbations psychiques peut-être pires que la souffrance de la stérilité. On peut donc s’étonner que l’alternative de l’adoption, qui fait l’économie de la remédiation médicale, ne soit pas davantage retenue et promue par nos sociétés, même si elle pose à son tour des questions psychologiques et éthiques.

2- La subjectivation de la procréation : l’envolée technologique des PMA risque aussi d’entraîner les parties prenantes dans une course en avant de rêves et de désirs incontrôlés. Du côté de la médecine, la recherche de prouesses techniques fait reculer les limites de la vie naturelle et pousse à des formes de procréation parfois privées de toute intégration dans une continuité de sens familial. La production surnuméraire d’embryons, le report de la procréation au-delà de la ménopause, voire de la mort, etc. font redouter que l’intervention médicale ne s’apparente parfois à un pur bricolage de la vie, à une sorte de jeu inconscient ou cynique, dont on cherche à tirer des effets, sans prise en compte du prix moral à payer et des dommages psychologiques collatéraux. Il se développe là une sorte de surenchère qui transforme la procréation en terrain d’entraînement pour des performances techniques totalement vidées de tout sens humain.

Du côté des patients, la publicité outrancière donnée à ces traitements médicaux risque de susciter une demande disproportionnée, parfois frivole ou même pathogène. Le désir d’enfant à tout prix transforme de plus en plus l’enfant en objet, l’inscrit dans une logique désirante de l’avoir et non plus dans une symbolique de la transmission de l’être. L’enfant devient un bien égoïste et narcissique, souvent séparé de tout projet conjugal ou parental. De plus en plus inséparable de la génétique, la PMA suscite aussi le désir de l’enfant sur commande, dont on définit les normes a priori, de préférence en le voulant parfait c’est-à-dire « contre nature ». Le terrain est libre pour que se développent chez des demandeurs d’enfants sur mesure des illusions tenaces, dont le réveil peut se révéler catastrophique en termes de structuration psychique et d’adaptation au principe de réalité. Cet asservissement de la médecine aux désirs eugéniques (qui recherchent le vivant bien constitué) de la population l’expose à des dérives dont on connaît le sens et l’issue.

On peut se demander enfin si cette médecine du fantasme, dont le coût reste très élevé, pour le patient ou pour la collectivité, est bien décente, confrontée à l’état sanitaire de la planète aujourd’hui et ne viole pas des règles élémentaires de justice, quand les ressources investies pour faire naître un enfant pourraient soulager bien des souffrances des vivants. La médecine du désir risque ainsi d’entrer en conflit avec une politique de santé réglée sur des principes de justice et d’équité.

La PMA est une des expressions les plus nobles des fins de la médecine qui est d’œuvrer en faveur de la vie. Elle favorise et consacre l’accueil de l’enfant qui achève la vie du couple humain, elle véhicule des valeurs de solidarité et de compassion. Mais par sa technicisation croissante et par l’obtention de formes de procréation de plus en plus éloignées des formes naturellement et socialement dominantes, elle crée des situations biologiques, affectives et institutionnelles inédites et limites, qui risquent d’en faire un aventurisme redoutable, qui n’est plus à l’abri d’un « Hiroshima génétique ».

Jean-Jacques Wunenburger
Professeur émérite de Philosophie, Université Jean Moulin Lyon 3