«M’sieur, je trouve qu’il y a un paradoxe en ce moment dans le pays. Je veux dire qu’on va faire entrer Robert Badinter au Panthéon parce qu’il a fait passer la loi sur l’abolition de la peine de mort et en même temps on nous dit qu’avant l’été on aura une loi autorisant l’euthanasie des cancéreux qui souffrent trop!» En un clin d’œil, vingt cinq visages mi-interrogateurs mi-admiratifs se tournèrent vers l’adolescent du dernier rang de cette classe de seconde dans laquelle je suis appelé chaque année pour une initiation à l’éthique. Intérieurement, je remerciais le gaillard qui me tendait la perche en me donnant l’opportunité de laisser tomber le topo convenu que je m’apprêtais à délivrer pour la énième fois. La discussion sur le supposé paradoxe fut animée et l’enseignante épatée de voir ses élèves cogiter avec autant d’entrain. Pourtant la question n’est pas neuve et elle m’a déjà été formulée en termes proches par des soignants inquiets d’être associés dans le futur à des décisions d’euthanasie contraires à leur valeurs personnelles et professionnelles.

Il est vrai qu’à première vue il peut être déstabilisant qu’un pays qui a aboli la peine de mort depuis plus de 40 ans légifère pour une loi qui pourrait autoriser l’euthanasie. D’un côté, l’État refuse par principe d’ôter la vie d’un criminel, le pire qui soit, tandis que de l’autre, il autorise un médecin à mettre fin à la vie d’un patient qui souffre lorsque la médecine n’a plus de solution pour lui. On ne saurait envisager que la vie du malade puisse être moins valorisée que celle de l’odieux criminel! Notre trouble vient de la profonde tension des débats tant éthiques que politiques relatifs à la valeur de la vie humaine et à la légitime souveraineté que chacun de nous peut exercer sur sa propre existence; c’est-à-dire décider de la poursuivre ou de l’abréger.

L’abolition de la peine de mort promulguée le 9 octobre 1981 repose sur l’idée que l’État ne doit pas avoir le pouvoir de retirer la vie en tant que forme de châtiment. Le respect absolu de la vie, l’irréversibilité de la peine capitale et la faillibilité du jugement humain produisant des erreurs judiciaires irréparables, fondent l’intransigeance de cette position abolitionniste. Le discours historique du Garde des Sceaux Robert Badinter à l’Assemblée nationale le 17 septembre 1981 reste dans les annales par son éloquence et la puissance du verbe.

«Cette justice d’élimination, cette justice d’angoisse et de mort, décidée avec sa marge de hasard, nous la refusons. Nous la refusons parce qu’elle est pour nous l’anti-justice, parce qu’elle est la passion et la peur triomphant de la raison et de l’humanité.»

L’avocat Robert Badinter était un abolitionniste convaincu et militant depuis qu’il avait accompagné à la guillotine un matin de novembre 1972 son client Roger Bontems qu’il savait ne pas être un assassin.

En revanche, la dépénalisation de l’aide à mourir, particulièrement de l’euthanasie pour les personnes souffrant de maladies incurables qui le demandent met en avant le principe de l’autonomie et du consentement. Ici, l’accent est mis sur le droit de l’individu à choisir le moment de sa mort, mettant ainsi un terme à des souffrances réfractaires à toute aide médicale. Cela pour lui éviter de poursuivre quelques temps encore une existence qui lui apparaît privée de sens et dans des conditions non conformes à la notion qu’il se fait de sa propre dignité.

Ces deux positions semblent à première vue peu conciliables mais elles reposent en fait sur des considérations éthiques différentes.

Le caractère sacré de la vie à confronter au concept de qualité des conditions de vie: l’abolition de la peine de mort valorise la sanctité de la vie, en affirmant qu’aucun acte, même criminel, ne justifie la privation du droit à la vie par l’État. En revanche, l’argument en faveur de l’euthanasie met en avant la qualité de la vie, suggérant qu’une vie faite de souffrances insupportables, non porteuses de sens et sans espoir d’amélioration, peut justifier une fin de vie choisie.

Le rôle et l’emprise de l’État sur l’individu: en abolissant la peine de mort, l’État renonce à son pouvoir de tuer, marquant ainsi une limite à son autorité sur la vie des citoyens. Avec la légalisation de l’euthanasie, l’État reconnaît le droit-liberté individuel de choisir sa mort dans certaines circonstances et sous certaines conditions. L’une et l’autre situation ne sont, en fin de compte, que la marque du respect que l’État porte à la personne humaine.

L’autonomie et le consentement: l’euthanasie et le suicide assisté sont des fins choisies volontairement. C’est le malade, en toute compétence cognitive qui, par son consentement éclairé et réitéré, autorisera l’administration létale. Ce qui constitue la différence fondamentale d’avec la peine de mort, où la décision est imposée par l’État sans le consentement du condamné.

La souffrance et la dignité: l’argument militant en faveur de l’euthanasie repose sur la volonté de soulager la souffrance et de permettre une mort «digne» (mais qu’est-ce qu’une mort digne?) ou pour le moins d’échapper à des conditions indignes d’être vécues; alors que la peine de mort est critiquée par ses opposants comme étant une souffrance imposée et une forme radicale de négation de la dignité humaine.

«L’assassinat sur l’échafaud est la forme la plus exécrable d’assassinat, parce qu’il est investi de l’approbation de la société»(George Bernard Shaw, Bréviaire d’un révolutionnaire)

Pour conclure disons qu’en fait il n’y a pas de paradoxe car la juxtaposition de ces deux questions est artificielle et sans fondement. Elles reflètent des dimensions différentes de la complexité morale et éthique entourant la vie, la mort, et le rôle de l’État. Comme cela l’a été dans cette classe de seconde, les débats autour de ces questions sont toujours animés par des valeurs fondatrices mais parfois conflictuelles faisant s’entrechoquer souci de justice, compassion, promotion de l’autonomie, et respect sans condition de la vie humaine.

«Que dit la loi? Tu ne tueras point! Comment le dit-elle? En tuant!» (Victor Hugo, Les misérables)

Pr Gilles Bernardin